Titre éclatant au milieu au milieu d’une filmographie globalement anecdotique (Mary Poppins tout comme Un amour de coccinelle faisant figure de réussites), cette adaptation du roman de Charlotte Brontë à l’origine portée par David O. Selznick reprise par la Fox, est connue des cinéphiles pour l’influence supposée d’Orson Welles –coscénariste, producteur et bien évidemment comédien– sur sa réalisation. Il inaugure également cette carrière « parallèle » menée par le génie mal-aimé des studios suite à l’échec public de Citizen Kane, au charcutage de La Splendeur des Amberson ainsi qu’à la perte du contrôle de Voyage au pays de la peur au profit de Norman Foster : une série de mémorables prestations dispensées ça et là parmi lesquelles une courte et géniale apparition dans le Moby Dick de John Huston, un rôle un peu plus long dans le Troisième Homme de Carol Reed ou Paris brûle-t-il ? de René Clément, ou encore l’improbable doublage d’Unicron dans le dessin animé Transformers. Welles impose chaque fois à ces films son incomparable prestance ainsi sa voix si grave et pourtant presque chantante. Il leur apporte quelque chose de sa marque de fabrique qui tisse des liens discrets avec son œuvre de cinéaste, véhiculant une part de style par l’intermédiaire de son corps et de son jeu.
Jane Eyre est parmi ces films celui qui – avec peut-être un Troisième Homme pourtant beaucoup moins convaincant – entretient les plus grandes affinités avec son univers de créateur. Il y incarne le riche et énigmatique Edward Rochester, chez qui la jeune orpheline Jane Eyre (Joan Fontaine, qui retrouve après Rebecca le directeur de la photographie George Barnes) se trouve engagée comme gouvernante à sa sortie d’un pensionnat où elle aura connu maltraitances et humiliations. Chargée de veiller à l’éducation de la petite Adèle au sein du domaine de Thornfield, la jeune femme se trouve plongée dans une atmosphère empreinte de mystère dans laquelle va naïtre la passion l’unissant à son employeur. L’influence de Welles se fait d’emblée sentir dans le ton adopté. Le film noircit le trait par rapport au texte en créant un monde inquiétant ou la menace semble régner partout, de la demeure de l’abominable tante de Jane au manoir de Thornfield – un Xanadu version vieille Angleterre – avec ses couloirs sombres et sa tour secrète, en passant par le pensionnat de Lowood. Les éclairages lugubres installent les ténèbres dans l’image. Les choix de cadrages créent des figures excessives et parfois violentes qui ne sont pas sans évoquer certaines images de Citizen Kane.
Plus que le personnage de Jane, la préoccupation principale du film est en réalité la dualité de Rochester, et au-delà le terrible secret qui la fonde en en faisant un homme gouverné par son passé. Le film s’applique ainsi à jouer d’alternances entre rares moments de courtoisie voire de complicité entre Jane et lui et sautes d’humeur où il apparaît comme un potentiel Barbe-Bleue. Soudain pris de tourments, il semble habité par un autre. L’interprétation de Welles en fait une figure de pouvoir solitaire, au bord de l’impuissance, régnant sur un domaine de fantoches. Ce travail sur l’ambiguïté et l’action de forces obscures dans un style gothique et noir fait l’originalité et la force de cette version de Jane Eyre, et l’installe dans une proximité esthétique avec certains « films noirs » produits dans le milieu des années quarante. On pense notamment au Hangover Square de John Brahm, également un film gothique sur un compositeur meurtrier, porté tout comme Jane Eyre et Citizen Kane par une étonnante partition de Bernard Herrmann. On pourra reprocher au film de Stevenson, à la construction très elliptique, une fin précipitée. Il n’en reste pas moins traversé de moments de pure grâce (l’épisode de l’éphémère amitié entre Jane enfant et une autre pensionnaire, la première rencontre entre Jane et Rochester…).