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Ou comment Bush, Internet et la téléphonie mobile ont révolutionné l´action à Hollywood.

Swordfish (Opération Espadon), long-métrage de Dominic Sena sorti le 12 septembre 2001, donc logiquement boudé en salles, semble en réalité avoir fait les frais de cette forme de clairvoyance exacerbée dont le film est nourri, qui, au lendemain des attentats new-yorkais,  conduit à montrer à l’écran un bus bourré d’otages hélitreuillé entre des gratte-ciels, et achevant sa course contre la paroi de l’un d’eux. Dès le début du film, le patriote mégalomane Gabriel (Travolta) déclame, face à la caméra, ce qui ressemble de près à la profession de foi d’un réalisateur plus doué qu’il n’y paraît : « L’ennui avec Hollywood, c’est qu’ils font de la merde. Inconcevable et sans intérêt. (…) Je parle du manque de réalisme. Pas une idée-force du cinéma américain moderne. Prenez « Un après-midi de chien »… Pacino au sommet de son art. Réalisation de génie, la meilleure de Lumet… Mais ils n’ont pas fait preuve d’audace. Et si le héros du film voulait s’en tirer ? Et s’il se mettait à tuer les otages ? " Cédez ou la jolie blonde s’en prend une dans la nuque. " Et nous sommes en 1976. Il n’y a ni CNN, ni CNBC, ni Internet ! Réexpédions-nous dans le présent, même situation. Imaginez la tempête médiatique. En quelques heures, ça ferait la une de Boston à Budapest. Dix otages tués. Vingt, trente… Implacable. Bing, boum ! L’un après l’autre. Immortalisé en images HD, numérisées, réétalonnées. Ça en a le goût de cervelle éclatée. »

Si, comme l’indique Travolta lui-même, « la réalité peut dépasser la fiction » – les événements de la veille en attestent dans le cas de ce film, on pourrait même ajouter : toute fiction, pour être réaliste, se doit de dépasser l’environnement familier du contemporain, afin de mieux préfigurer la réalité à venir. Ainsi, Swordfish semble annoncer, par ses thèmes et sa mise en scène, la réalité contemporaine que décrit en 2007 une œuvre comme La vengeance dans la peau (The Bourne Ultimatum, Paul Greengrass), issue de la saga Jason Bourne.
Plus précisément, ce qui ponctue l’action du premier (la cybercriminalité, les téléphones portables et les nouveaux réseaux d’alliances que ces derniers induisent, la corruption des plus hautes sphères du pouvoir politique, sujets tour à tour abordés par Swordfish), fait la matière visuelle et narrative du second (The Bourne Ultimatum décrit un univers hyper connecté et sans frontières, au sein duquel l’information est source de pouvoir et les nouvelles communications une arme de surveillance des citoyens). Une matière quasi documentaire, tant la mise en scène de Greengrass intègre rigoureusement les différentes caractéristiques du monde moderne, tel qu’il s’est dessiné aux lendemains du 11 septembre.

Nouveaux réseaux, traçabilité et identité

Swordfish est peut-être, avant tout, l’histoire de ces multiples nouveaux réseaux qui apparaissent à l’aube du XXIème siècle. Stanley (Hugh Jackman), hacker surdoué et autrefois acteur de la cybercriminalité, est désormais privé de la garde de sa fille par la justice. Afin de la récupérer, il accepte de travailler pour le richissime « parrain » Gabriel (Travolta, donc) et son assistante Ginger (Halle Berry) : il doit, en toute illégalité, concevoir un virus informatique permettant à la bande de Gabriel de percevoir l’argent trouble oublié sur des comptes d’Etat.
Une des premières scènes de Swordfish, en réalité située chronologiquement à la fin du récit, laissait déjà pressentir l’importance à venir d’un réseau alternatif de communication : le mégalo Travolta menace par téléphone portable l’agent Roberts (Don Cheadle) de se servir de 22 otages enroulés d’explosifs et de billes d’acier comme mines antipersonnel si on ne lui livre pas de suite un avion, avant que les supérieurs hiérarchiques du policier, méprisant ouvertement cette source d’information, provoquent l’explosion de l’un des otages… et du quartier. Quant à l’idée même de réseau, il est évident qu’elle est contenue dans la piste scénaristique de la cybercriminalité, qui implique cette vaste toile planétaire ouverte à – presque – tous, offrant désormais aux films d’action ingénieux la possibilité de proposer de nouvelles interactions entre des personnages autrefois condamnés à se croiser : Stanley est un papa poule, un fou d’informatique bourré d’intégrité et du sens des responsabilités ; Gabriel et Ginger semblent échapper au monde quotidien, et affranchis des lois imposées par n’importe quelle société.

 

  

Dans le cas de The Bourne Ultimatum, l’intégralité du film repose sur le réseau alternatif que composent les multiples téléphones portables dont se servent tous les protagonistes, sans exception. Ce réseau, sans cesse réactivé par les appels téléphoniques et SMS qui émaillent le cours du récit, permet surtout de dynamiter les conventions interactionnelles habituellement en usage dans les scénarios hollywoodiens : de façon plus poussée encore que dans Swordfish, The Bourne Ultimatum met ainsi en scène la personne la plus recherchée par la CIA, Jason Bourne (Matt Damon), en relation directe avec les dirigeants de la célèbre agence américaine par la grâce de la téléphonie mobile. Ici, toutes les frontières ont été abolies : la planète entière est couverte, de New York à Tanger, en passant par Paris, Londres, Berlin, Madrid ou Moscou ; et l’ensemble des trafics qui s’étendent sur cette surface infinie est « couvert » en temps réel par un réseau de surveillance tentaculaire. Ainsi, Noah Vosen, directeur adjoint de la CIA, s’adresse à son équipe en ces termes, au sujet du journaliste britannique Simon Ross : « vous me couvrez ses téléphones, son blackberry, son domicile, sa voiture, ses comptes bancaires, cartes de crédit, ses déplacements. Je veux savoir ce qu’il pense, avant même qu’il le pense ».

C’est qu’à force d’être pistés, surveillés, les citoyens sont même « anticipés » : dépossédés d’une véritable identité, ils composent désormais une masse homogène et manipulée jusqu’à son dernier souffle – lorsqu’un individu fait l’objet d’une traque de la part des agents de la CIA, il devient une « cible ».  Aussi, l’ultime frontière que dessine l’éthique est, elle, ici encore déplacée, puisque le film de Greengrass s’inscrit dans la lignée des nombreux films d’action hollywoodiens dont le cœur de l’intrigue dénonce le système en place, qu’il soit politique, judiciaire ou, plus largement, sociétal.

 

  

Ainsi que l’indique dans ses travaux le philosophe et urbaniste Paul Virilio, "le progrès, c’est merveilleux, sa propagande, c’est inquiétant" : le progrès technique, c’est aussi les flux incontrôlés de la finance qui mettent en péril les économies du monde entier, des virus informatiques qui peuvent paralyser un, voire plusieurs Etats, et un président Obama qui se voit supprimer son téléphone cellulaire le jour de son investiture « pour des raisons de sécurité ». Alors, respectueux de la temporalité du monde contemporain qui semble s’être, selon les propos du philosophe, considérablement accélérée, Greengrass désigne dans The Bourne Ultimatum cette nouvelle « traçabilité » qui caractérise l’individu moderne et qui se substitue, comme l’explique Paul Virilio, à son identité. Jason Bourne, voué durant toute la saga à chercher sa propre identité, finit par apprendre qu’elle lui a été ôtée lors de sa formation en machine à tuer par la CIA : « quand nous en aurons fini avec vous, David Webb n’existera plus. Vous ne vous souviendrez même plus qu’il a existé. » Dans Swordfish, le flou règne sur l’identité réelle de Gabriel et Ginger, de la même manière que dans les interactions entre des internautes qui ne se connaissent pas : Gabriel échappe sans cesse à la police, Ginger se fait passer auprès de Stanley pour un agent des stups’, et on reconnaît à peine le couple, déguisé après sa fuite, lors de la scène finale du film.

Cette traçabilité extrême des individus implique évidemment que, parmi toutes les sources de pouvoir, l’information est sans doute la plus importante : c’est elle qui permet le contrôle des citoyens, elle qui rend possible cette manipulation des foules que dénoncent explicitement Swordfish et The Bourne Ultimatum. Et qui rend nécessaire, plus que jamais, l’action de « héros », les seuls qui soient parvenus, armés des nouvelles communications, à se réapproprier le contrôle de l’information, et à émerger de la foule compacte et prévisible.

 

Hackers, cartes prépayées et contre-pouvoir

Ainsi, au constat de cette surveillance perpétuelle dans une société devenue belle et bien orwellienne, se greffe le récit de la résistance menée par ceux qui sont parvenus à déjouer les apparences d’un Etat ayant cessé depuis longtemps d’être le garant des libertés individuelles  de ses citoyens.
Swordfish dénonce clairement, le premier, la corruption politique, et notamment la présidence de Bush : Sam Shepard y interprète le sénateur Reisman, un fier Texan qui part pécher à la mouche un cigare aux lèvres, et travaille main dans la main avec Gabriel avant de chercher à s’en débarrasser, ce qui provoque bien évidemment la colère de ce dernier : « le patriotisme ne se périme pas au bout de quatre ans. L’homme politique si. » Quand on sait que le film est sorti en 2001, le doute n’est plus possible sur la portée politique de cette réplique. Et si besoin était, Travolta précise plus loin à Stanley que, fidèle à la Loge Noire que fonda J. Edgar Hoover dans les années 50 pour protéger l’Amérique de « quiconque viole ses libertés », il est entré – aux côtés de ses amis politiques donc –  en guerre contre ces Etats terroristes à qui il « renvoie leur propre guerre : ils tuent des touristes américains, on atomise une ville… Notre mission est de rendre impensable tout acte anti-américain ».

Alors, le hacker Stanley, intègre jusqu’à la moelle, tente de rétablir la justice : autrefois déjà, il a été arrêté par le sergent Roberts pour avoir saboté le programme Carnivore (le choix du nom est on ne peut plus clair ! ) du FBI. Aujourd’hui, il s’en défend en ces termes auprès du flic spécialisé en anti-cybercriminalité : « ils lisaient les e-mails illégalement. J’ai fait le boulot des juges ! ». Or, la façon dont cette cyber-résistance s’effectue désigne à nouveau l’importance grandissante du pouvoir de l’information dans notre société : le contre-pouvoir détenu par le hacker passe ainsi par le ver qu’il conçoit, et qui s’introduit dans le réseau tel un virus, contaminant l’information, infiltrant des sites extrêmement cryptés comme celui du Ministère de la défense.

 

Pour ce qui est de The Bourne Ultimatum, fuir la surveillance omniprésente et, surtout, omnipotente, consiste à utiliser des téléphones mobiles à cartes prépayées : difficiles –  voire impossibles –  à localiser par les agents de la CIA, ceux-ci permettent d’échapper à toute écoute. Ce qui importe ici, c’est le moyen de communiquer ses informations, et la presse est, en ce sens, loin de demeurer un contre-pouvoir garant de sécurité : le journaliste londonien Simon Ross, traqué par la CIA, finit par décéder des mains de celle-ci. Bourne, à l’affût de n’importe quelle piste lui permettant de retrouver son identité,  part à la recherche de l’informateur de Simon Ross, la source de ce « secret inavouable » qu’il est lui-même devenu.
Quant au gouvernement alors en place lors de la sortie du film, il est une fois de plus distinctement  désigné :  le directeur adjoint de la CIA, Noah Vosen, explique ainsi à l’agent Pamela Landy, la ralliant de fait involontairement à la cause de Bourne, que le programme Blackbriar, mise à jour de celui qui a formé Jason Bourne, est un « programme écran pour toutes nos opérations clandestines : ingérence à l’étranger, interrogatoires expérimentaux sur prisonniers externalisés, et le tout s’effectuant ici, de ce fauteuil. Nous voilà devenus le bras armé de la nation, Pam ». C’est vraisemblablement de Guantanamo dont il est question ici, et si le Docteur Albert Hirsch, cerveau présumé du programme – dont le nom à consonance germanique ainsi que l’emploi du terme « camp » pour désigner le siège des opérations, rappellent évidemment les expériences menées par des médecins nazis sur les déportés juifs – justifie Blackbriar par le fait qu’« une république vit sur le fil du rasoir », pour l’agent Pamela Landy, celui-ci est « contre toute éthique ».

 

     

Avec The Bourne Ultimatum, Paul Greengrass signe sans doute l’une de ses œuvres les plus abouties, car les plus fines dans son propos politique. Le cinéaste y dénonce le monde tel que l’a dessiné Bush, derrière un propos quasi mythologique qui touche à la question du rapport de « filiation » entre individu et société : comment la société façonne ceux qui la composent (par l’action de l’Etat), quelle marge de manœuvre est celle dont dispose l’individu. Surtout, il questionne de façon fascinante l’idée de responsabilité individuelle et l’engagement à exécuter des actes imposés d’en haut, lorsque ces actes dépassent les limites telles qu’on se les figure du juste, de l’éthique. Le docteur Hirsh a accouché de Bourne comme d’un fils, et malgré son âge, sa faiblesse physique, il continue, parce que lui sait  qui est réellement le fils auquel il a donné naissance, d’être le seul à intimider Jason Bourne. Plus largement, s’étant soumis un jour à l’autorité naturelle (légale) du père (l’homme politique) en acceptant de participer au programme Blackbriar (par le vote), le fils (le citoyen) n’a plus désormais qu’à s’en prendre à lui-même s’il souffre de sa perte d’identité…

Heureusement, Greengrass est un réalisateur à peu près aussi optimiste qu’un Dominic Sena offrant la mort aux politiciens véreux, et la liberté aux justiciers clandestins. The Bourne Ultimatum se clôt ainsi sur la résurrection de David Webb, qui, débarrassé de son propre alter ego Jason Bourne, peut désormais prêcher la prise de conscience auprès de celui que la CIA a envoyé pour le tuer : « Tu sais pourquoi tu dois me tuer, au moins ? Regarde… Ils vont jusqu’à prendre nos vies. »

  

Titre original : The Bourne Ultimatum

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Durée : 115 mn


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