Claudette Colbert incarne à merveille cette femme seule héritant sans y être préparée de l’entière gestion d’un foyer, alternant avec une vraie légèreté douce mélancolie et lassitude, dans une humeur changeante où elle surmonte plus ou moins sa solitude. La plus impressionnante de ces femmes est cependant Jennifer Jones, tour à tour adolescente insouciante, jeune amoureuse transie puis femme accomplie, qui accède à une maturité accélérée par la force d’évènements dramatiques. Future épouse de David O. Selznick dont les productions exploiteront plus sa dimension sulfureuse et volcanique, elle fait ici preuve d’une douceur et d’une prestance qui laissent pantois. Shirley Temple complète ce trio pour un de ses premiers rôles plus adultes, où elle s’avère tout aussi pétillante que dans ses interprétations enfantines, prouvant qu’une belle carrière l’attendait si elle l’avait poursuivie. La vie continue donc au rythme des amours et amitiés naissantes tandis que l’attente fébrile des nouvelles du front pèse telle une chape de plomb dans l’esprit de chacun. C’est réellement un film de personnages, ici nombreux à graviter autour des Hilton et dont les caractères et les problématiques orientent chaque direction narrative du film. Robert Walker – mari de Jennifer Jones à la ville avant qu’elle ne le quitte pour David O. Selznick – est ainsi très attachant en soldat timide et emprunté amoureux de Jennifer Jones, ayant du mal à sortir de l’ombre de son bougon grand-père campé avec énergie par Lionel Barrymore. Il introduit une facette sentimentale et candide tout en incarnant de manière poignante un de ces hommes risquant leur vie au front. Joseph Cotten amène une légèreté bienvenue avec sa figure d’oncle – presque une lecture positive de son personnage de L’Ombre d’un doute (Alfred Hitchcock, 1943) – séducteur au bagout irrésistible. Au-delà de ce détachement, il tire également son épingle du jeu en dévoilant subtilement les réels sentiments qu’il a pour Claudette Colbert. Là aussi sont subtilement évoquées la solitude et les tentations inévitables induites par la guerre, mais sans toutefois pousser plus loin ces thématiques, autant sous l’effet de la rigueur du Code Hays que de la réelle pudeur qu’emprunte le film vis-à-vis de ses héroïnes.
D’un début très drôle et insouciant, le ton du film avance vers une certaine mélancolie alors que le manque de l’autre se fait sentir et que les drames rattrapent la famille. L’alchimie entre les trois actrices fait merveille, que ce soit la communion lors de la lecture des lettres du père au coin du feu ou la réaction de chacune d’elles lors des moments douloureux, telle cette réaction digne et bouleversante de Jennifer Jones à une annonce terrible pour elle. Nous sommes dans une production O. Selznick et bien évidemment cette dimension intime et quotidienne basculera vers l’emphase et l’épique, où les moments visuellement spectaculaires abondent. La séquence de bal devient un féérique moment d’oubli des vicissitudes où la caméra s’élève, faisant des danseurs des ombres gracieuses et anonymes glissant sur la piste, respiration poétique pour les personnages et symbolique pour la nation. Un décor simple peut également prendre des proportions spectaculaires par pur envol romanesque, comme lors de cette séparation à la gare où le lyrisme des images transcende totalement l’émotion charnelle et palpable. On sent ici la confrontation des sensibilités de John Cromwell, maître du mélodrame feutré des années 1930 – nombre de classiques de Douglas Sirk comme Mirage de la vie (1959) sont des remakes de classiques Universal initialement signés par Cromwell vingt ans plus tôt -, et le goût du grandiose du producteur de Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939). Ce grand écart entre intime et spectaculaire ne montrera ses limites que sur la durée un peu excessive du métrage (près de trois heures) mais Depuis ton départ, relecture moderne des Quatre filles du docteur March (Louisa May Alcott, 1868), n’en demeure pas moins un sublime mélodrame.