D’ailleurs, D’amour et de sang témoigne parfaitement, au-delà d’un style affirmé et d’une vision du monde propres à la réalisatrice, de l’italianité profonde de son œuvre. Avant tout il y a l’histoire. Nous sommes en Sicile, à la veille de l’accession de Mussolini au pouvoir. Les Chemises noires font déjà la loi dans ce territoire reculé. Dans le village d’un pays magnifié par la photo somptueuse de Tonino Delli Colli, il y a une veuve, Titina, qui nous apparaît sous les traits enchanteurs de Sophia Loren. À elle seule, l’actrice incarne l’essence du film, en est l’héroïne au sens tragique. C’est une madone. Une madone et une rebelle. Stupéfiante et inquiétante beauté de cette femme dont le voile noir, quant elle se rend au village, cache à moitié son visage aux yeux cernés de khôl. Titina se montre très vite telle qu’elle est : une femme révoltée. Elle veut venger son mari assassiné par un potentat local. Cette dimension rebelle va prendre une force d’autant plus grande que le contexte machiste dans lequel elle se trouve – la Sicile des années 1920 où les femmes ne sortent que rarement des maisons – semble on ne peut plus inadéquat avec la liberté dont elle fait preuve. Sur un ton tragi-comique, Titina fait valser les étiquettes. Elle hurle son désir de vengeance dans les rues alors que la loi du pays est celle du silence. On croit à une veuve inconsolable, murée dans un deuil qui exigerait la chasteté, or elle ne tarde pas à céder aux avances de Spallone incarné par Marcello Mastroianni. La séquence où ce dernier l’a séduit n’a rien de vraiment romantique. En revanche, elle relève d’un comique certain – où l’on rit au baratin de Spallone -, en même temps que d’un érotisme indéniable. En peu de temps, Mastroianni réussit sa cour et la belle est désarmée.
Lina Wertmüller affirme ici d’une façon éclatante son engagement pour le féminisme et la liberté sexuelle – sujets majeurs de sa filmographie depuis Cette fois-ci, parlons des hommes, en 1964. Ici, en dépit du contexte de la Sicile des années 1920, le sexe est omniprésent et imprègne le récit quand bien même la chair n’est jamais dévoilée. Il y a chez Lina Wertmüller cette grande subtilité qui consiste à s’engager dans le présent en situant son action, par une ruse de la fiction, dans une époque antérieure à la modernité, puis d’y développer ses thèmes de prédilection. Certes le procédé est courant, mais il ne lasse pas et se révèle toujours d’une grande efficacité. Par exemple, dénoncer le pouvoir corrupteur de l’argent dans les familles, c’est ce que fait Bolognini avec L’Héritage (1976) dont l’action se passe à Rome vers 1880. Et cette dénonciation de l’argent, de la vénalité, à la fin du XIXe siècle, a la même pertinence et la même force un siècle plus tard, à la fin des années 1970. De D’amour et de sang émane un parfum de scandale nourri par le procédé efficace du contraste entre les idées de Lina Wertmüller et le décorum dans lequel elle fait évoluer les protagonistes de son film. Il y a d’autant plus, dans cette œuvre, l’affirmation des convictions féministes de son auteur – un plaidoyer pour une libération sexuelle globale -, que Titina (Sophia Loren) évolue dans un environnement foncièrement marqué par l’omertà. En 1978, date de la sortie du film, la lutte pour la libération sexuelle connaît encore de belles heures en Occident. Avec ce film, Lina Wertmüller y ajoute sa pierre avec fougue et subtilité.
Si Lina Wertmüller ne fait pas de son film tout entier un réquisitoire contre le fascisme, la menace plane sans cesse. Titina, Spallone et Nick forment un îlot de résistance contre ce danger mortifère. En une seule séquence stupéfiante, la cinéaste dénonce le totalitarisme. Nous sommes dans un amphithéâtre antique. Les Chemises noires ont investi, armées, ce haut lieu symbolique de la démocratie et du verbe. Ces pierres âgées de plus de 2000 ans, du haut de leur permanence, toisent cette horde violente jusqu’à l’écraser dans le plan. Pourtant, la bande de Chemise noires, non contente de profaner l’héritage sacré du passé, semble déterminée à anéantir la liberté et l’amour.