Cette confession du cinéaste américain faite lors d’un entretien avec David Bartholomew (Ciné Fantastique) l’année de la sortie de son film Phantom of the Paradise (1974), que l’on peut lire dans le livre accompagnant le coffret très richement pourvu de l’œuvre, correspond en tous points à l’univers qu’il nous est donné de (re)découvrir ici. Cet ovni, qui a conservé sa parure de génial mélange des genres, nous fait vivre une expérience cinématographique virtuose et dérangée, un palais des glaces projetant sa réalité, brassant mille pensées, qui récupère, déforme, transforme une matière composite que les auteurs du livre (Luc Lagier, Jean-Baptiste Thoret, …) viennent étayer et contextualiser en regard du film. Pour ce faire, ils reviennent sur le parcours de Brian de Palma et replacent celui-ci dans son temps, comme dans l’univers singulier de réappropriation devenu son socle de création. Phantom of the Paradise noue son récit aussi grotesque qu’horrifique à partir du mythe de Faust, autant qu’il convoque Le Fantôme de l’Opéra (Gaston Leroux, 1910) et Le Portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde, 1890), sans oublier de singer de façon drôlissime les déclinaisons musicales de l’époque (Beach Boys, Alice Cooper).
Un cinéma en forme de table de mixage
Dès son ouverture, Phantom of the Paradise marque du sceau de son étrangeté métissée : à un encart du label musical, « Death Records » au logo sordide, un oiseau mort, succède la performance d’un groupe dans « son jus » d’époque, les « Juicy Fruits », que le label peut presser comme des citrons ; plus loin, l’interprétation envolée d’une cantate par un artiste exalté, Winslow Leach (William Finley), chantant seul à son piano. Ce jeune homme à lunettes qui apparaît mi sensible, mi ridicule, ne sait pas encore que les paroles tirées du mythe de Faust qu’il chante régiront bientôt sa vie. Swan (Paul Williams), le producteur iconique et terrifiant de Death Records, va lui voler sa musique et se débarrasser de Winslow. Expulsé car réclamant ses droits, celui-ci revient quelques temps plus tard, édenté après un passage à la prison de Sing Sing (à la dénomination pour le moins ironique), et défiguré par une presse à disques alors qu’il tentait de s’introduire dans les studios qui modifiaient ses partitions. Déguisé, un masque de métal sur le visage, le candide et maladroit Winslow est devenu le fantôme du Paradis, la salle de spectacle à laquelle Swan destine ses plus inoubliables et dantesques performances…
Cette transformation est à l’image des déformations qui touchent le film dans chacun de ses plans, de ses images et de ses sons, dans son montage étourdissant, fait de cadres dans le cadre, de split-screen, de raccords ingénieux et de bascules cylindrinques écrasantes, comme une télé-réalité avant l’heure, scrutée sans répit. A l’instar de Swan en train d’altérer la voix de Winslow sur sa table de mixage, Brian de Palma intègre et désintègre, reproduit pour mieux morceler, créateur virtuose des simulacres dont le philosophe Jean Baudrillard, dans ses envolées intellectuelles post modernes un peu folles, livrera une assise théorique profondément questionnante. Il en est ainsi de cette scène de douche rejouant à sa manière le plan de Psychose (1960), du réalisateur fétiche de De Palma, Alfred Hitchcock : le fantôme perçe d’un couteau le rideau de douche où se trouve Beef (tordant et pathétique Gerrit Graham), vedette musicale farcesque qui menace d’interpréter sa chanson à la place de la jeune Phoenix (Jessica Harper). Alors que l’horreur pointe comme dans la scène de Psychose, le fantôme recouvre le benêt avec son bonnet de bain d’une ventouse ridicule, renversant le registre d’effroi qu’il s’apprêtait à rejouer. C’est sur cet équilibre, ou déséquilibre, constant que repose le très libre Phantom of the Paradise. Spectacle qui regorge de citations et pourtant oeuvre qui détruit tout repère.
« Un assassinat en direct à la télé nationale ? C’est du spectacle! »
Jean-Baptiste Thoret écrit avec une profonde acuité au sujet de la séquence finale de l’oeuvre : « l’espace de la scène du Paradise et celui de la salle se confondent au sein d’un show monstrueux et orgiaque filmé du point de vue indéterminé du spectacle, lequel finit par absorber tout le visible et par manipuler celui, Swan, qui pensait le maîtriser. Il est en effet impossible d’identifier un point de vue particulier ». Ce geste de difformité et de récupération de l’oeuvre entraîne celle-ci dans une aspiration esthétique qui trouve son aboutissement dans cette séquence sidérante, où le Malin génie s’empare de qui la regarde, l’entend, la vie. « Un assassinat en direct à la télé nationale ? C’est du spectacle! » dira Swan, organisant lors de son propre mariage sur la scène du Paradise, le meurtre de sa future épouse. Comme l’expliquent les différents auteurs du livre accompagnant le film, l’ombre de l’assassinat du président Kennedy (1963) plane dans le clou de ce spectacle, comme il hante la décennie. Ce meurtre historique irrésolu, spectaculaire, travaille l’image elle-même « irrésolue » du long métrage de De Palma. On peut interprèter son ombre au-dessus du film comme un moyen d’intérroger les boîtes noires du monde. Véritable système de faux-semblant, Phantom of the paradise met au jour toutes les manipulations, depuis son palais des glaces, avec cette belle exigence de réalisateur de toujours défier les images, qu’elles soient données ou supprimées.
Ce coffret numéroté et limité à 3000 exemplaires contient une édition DVD + Blue-Ray du film restauré + un livre de 160 pages.
L’ouvrage présente un entretien de Brian de Palma avec David Bartholomew, un essai de Luc Lagier recontextualisant l’oeuvre, un texte de Jean-Baptiste Thoret analysant le film et un écrit d’Alexandre Poncet revenant sur ses chansons. Le livre s’accompagne également des paroles des chansons, d’une histoire de sa promotion et d’extraits de la revue de presse de l’époque.
Le dvd est aggrémenté de riches suppléments : une présentation du film par Gerrit Graham, un retour sur le changement du titre du label auquel à du faire face le cinéaste, un documentaire rétrospectif sur l’oeuvre, un entretien avec Brian de Palma ainsi qu’avec la costumière du film ainsi qu’une sélection de scènes coupées et un karaoké de 6 chansons !
Ce coffret est disponible chez Carlotta Films depuis le 12 avril 2017.