Cemetery of splendour

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Dans la tête de Jen.

Cinq ans se sont écoulés depuis la sortie du précédent film d’Apichatpong Weerasethakul, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (palme d’or à Cannes en 2010). Cinq ans, c’est long, même si on avait pu patienter un peu avec la diffusion sur Arte de son très beau moyen métrage Mekong Hotel (2012). Cemetery of splendour poursuit la ligne établie avec Oncle Boonmee dans lequel c’était déjà un personnage qui orientait le récit. Ici plus d’allers-retours entre le présent et le passé, les vies actuelles et antérieures, mais le film gravite tout entier autour de Jenjira/Jen (Jenjira Pongpas Widner, présente dans la plupart des films du cinéaste thaïlandais depuis Blissfully yours, 2002). Femme entre deux âges, Jen vient s’occuper d’un des soldats atteint d’une mystérieuse maladie du sommeil que l’armée a remisé dans une ancienne école changée en hôpital provisoire.

L’hôpital et ses mystères

A partir de ce canevas assez simple, Cemetery of splendour va tirer de multiples fils. Le film joue du mystère de son intrigue. Cette étonnante catalepsie n’est pas expliquée, seuls ses effets sont à observer : les soins procurés par les volontaires, les réveils ponctuels, l’évocation des cauchemars des patients… Surtout, c’est l’environnement médical, qu’il soit parfaitement réaliste ou fantasmé, que le film prend soin de montrer. Cet environnement, déjà mis en scène dans Syndromes and a Century (2006), le réalisateur, fils de médecin et ayant grandi à proximité d’un hôpital, le connaît bien (1). Ainsi, plutôt qu’un lieu froid et aseptisé, Weerasethakul lui donne un aspect quotidien et quasi ludique. Alors qu’il s’y passe finalement peu de choses, le réalisateur fait de chaque plan dans cet hôpital de fortune un événement quasi empreint de suspense. Les moments où est testée la luminothérapie sur les patients sont d’une beauté sidérante : au pied de chaque couche, de hautes lampes viennent teinter l’espace de leurs couleurs changeantes, baignant le film d’un bienheureux fantastique. Cemetery of splendour évoque alors étonnamment le Tintin des Sept Boules de cristal (Hergé, 1948) et l’envoûtement des archéologues. La référence n’est peut-être pas usurpée tant Weerasethakul développe aussi la dimension comique du récit, notamment via la personnage de Keng : jeune médium, elle permet aux familles de converser avec les endormis et bénéficier de leurs conseils, tant sur la couleur dont il faut repeindre la cuisine que sur les numéros à jouer au loto.

 

Derrière le charme ludique de Cemetery of splendour, c’est un regard parfois assez dur sur la Thaïlande d’aujourd’hui qui se dévoile. Ainsi, l’aide de la médium n’a rien d’altruiste : elle échange ses services contre des médicaments, révélant en filigrane les défaillances du système de santé. La situation des soldats est, elle aussi, préoccupante. Leurs cauchemars, calmés par la médication, évoquent les troubles post-traumatiques d’après les guerres. Ils sont ici mis à l’écart (sous silence ?) par une armée qui ne sait que faire d’eux. Weerasethakul révèle s’être inspiré de la mise en quarantaine de plusieurs dizaines de soldats atteints d’un mal mystérieux il y a quelques années. Sans l’aborder directement, de nombreux éléments du film viennent faire écho à la situation politique plus qu’instable du pays.

Le réel transfiguré par le mythe

Mais la part la plus belle du film vient surtout de la manière dont il vient entrelacer rêve et éveil, spiritualité et rationalisme, fiction et réalité. Comme toujours dans les films de Weerasethakul, le fantastique intervient au cœur du quotidien, sans effets particuliers, il coexiste avec notre monde : suivant une vieille légende, un homme peut soudainement se changer en tigre (Tropical Malady, 2004), un fils défunt venir à la table d’un mourant (Oncle Boonmee) ou, comme ici, deux déesses du sanctuaire en civil partager les fruits de l’héroïne. Si cela marque évidemment une présence bien plus importante du spirituel que dans les sociétés occidentales, c’est aussi, et surtout, le signe d’une croyance véritable dans les pouvoirs du cinéma et de l’imagination. Une simple balade en forêt se change, par les seules possibilités de la parole, en une promenade au sein de l’architecture fantastique d’un conte populaire. Jen est emportée par le récit qui lui est fait, tout comme le spectateur peut l’être par le film.

 

Comme semblent l’indiquer les derniers plans, Cemetery of splendour pourrait alors n’être que la longue rêverie de Jen, l’entrecroisement de ses souvenirs et de ses fantasmes. Si Oncle Boonmee formait la généalogie d’un homme en fin de vie, Cemetery of splendour est une plongée brumeuse dans un esprit mélancolique. Celui de Jen, mais aussi sans doute celui du réalisateur.

(1) Si elle n’est pas forcément perceptible, le film se teinte d’une dimension autobiographique. Outre le choix de l’hôpital, Cemetery of splendour est aussi tourné dans la région natale de Weerasethakul, l’Isan au nord-est de la Thaïlande.
 

Titre original : Rak ti Khon Kaen

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Durée : 122 mn


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