Bullet Ballet (Ressortie)

Article écrit par

De poésie et de pulsion

Un récit anarchiste

Dans le Tokyo de la fin des années 90, assis à une terrasse, un homme reçoit un coup de fil de sa compagne qui a le souffle court…goguenard, il plaisante : il ne comprend pas qu’elle est en train de se suicider. Perdu, déboussolé, cet homme rencontre une bande de punks dans la rue qui l’humilie. Il cherche dès lors à acquérir une arme pour se venger de cette petite meute menée par un caïd lui-même dominé par un chef yakuza, et dont l’un des membres est une jeune femme suicidaire. En suivant, bon gré mal gré, chacun de ces trois personnages (en se focalisant sur le veuf) Shinya Tsukamoto, dont le Reflet Médicis nous à dernièrement offert une rétrospective bienvenue, crée une forme de point de vue anarchique, mouvant, en phase avec la caractérisation de chacun de ses personnages. Des personnages dont le point commun consiste en l’absence d’ambition ou de raison de vivre. Une absence qui les mène à adopter des comportements pulsionnels et instinctifs laissant libre cours à la frustration, la vengeance et la violence. Cette réduction de l’humanité à l’animalité est scénaristiquement amplifié par l’auteur au travers de son choix de renvoyer le passé de ses personnages dans le hors champ et de réduire le nombre de dialogues au minimum, pour ainsi mieux mettre en avant le comportement des individus et les pulsions qui les caractérises.

Une esthétique pulsionnelle

Pour mettre en scène cet univers pulsionnel, l’auteur fait le choix d’un espace fragmentaire, tourné à la focale longue. Une longueur focale qui a pour particularité de boucher l’horizon ou les lignes de fuites de personnages égocentrés. Ce choix a aussi pour avantage de donner une grande nervosité à l’image, notamment du fait qu’elle est saisie à l’épaule. Un choix qui a pour avantage de conférer un aspect organique à la mise en scène, tout en dynamisant le rythme de l’œuvre. Un rythme mené tambour battant, comme sous speed (la drogue employée par les punks) qui est encore accentué par un montage fait de coupes sèches, brutes, contenant donc en lui-même une forme de violence intrinsèque. Une violence qui est accentuée par l’usage de la bande sonore de l’œuvre, notamment au travers de ses changements d’ambiances brutales d’une scène à l’autre. Un changement qui casse d’autant plus la connexion des lieux traversés et rend l’enchaînement des séquences anarchique. La musique, quant à elle, si elle manque quelque peu d’inspiration lorsqu’elle balance du punk rock en phase avec l’action, permet aussi de rendre les silences du film d’autant plus pesant ou profond lorsque ces derniers surviennent. Ce qui permet ainsi à l’émotion de surgir avec une surprenante efficacité.

Une beauté pondératrice

Mais si elle est centrale à l’intrigue, la violence pulsionnelle de Bullet Ballet est intelligemment encadrée et mesurée par deux choix de l’auteur, qui le prémunissent ainsi de tout effet de complaisance : l’usage du noir et blanc et le jeu des comédiens. Le premier choix tant à atténuer l’aspect réaliste ou brutal de la violence (comme le fera Tarantino pour son premier volume de Kill Bill) sans pour autant la mettre en valeur par une trop forte esthétisation (cela tient aussi au type de cadrages employé qui évite la fétichisation). En revanche, ce qui est mis en valeur par ce noir et blanc au contraste fort et expressionniste, c’est Tokyo. Une Tokyo essentiellement nocturne qui voit son côté dédalique renforcé par ces jeux de lumière, ce qui couple une désorientation physique à la désorientation psychologique des personnages. Quant à lui, le véritable surjeu des acteurs, à la limite de la caricature, est utile pour souligner et amplifier la sensation de vide existentiel ressenti par les personnages, ainsi que l’absence d’intériorisation ou d’intellectualisation des événements. Soit une intériorité en osmose avec l’état du monde dépeint : à une absence de sens de l’existence s’accompagne une forme d’absence de pensée qui mène immanquablement à une spirale de violence autodestructrice.

Un manque d’empathie

Toutefois, cette expressivité du jeu tend à réduire les personnages au rang de figures scénaristiques plus qu’à des êtres humains. Ce faisant, le spectateur peine à s’identifier à eux et à croire en leur réhumanisation progressive et qui se voulait un des moteurs de l’intrigue. Qui plus est, le recours à un certain symbolisme un peu brut de décoffrage, comme l’arme à feu transformé en symbole de pouvoirs phallique, tant à alourdir le propos du film et à handicaper encore un peu plus l’empathie. De même que l’usage de certains bruitages, à commencer par les bruits de combat à main nue qui s’apparente aux bruits des combats de jeu vidéo de l’époque (fort peu réaliste) contribue à donner parfois un côté plus loufoque que baroque au film, ce qui finit par en atténuer la profondeur. Demeure que Bullet Ballet est une œuvre furieuse et ténébreuse, porteuse de l’ambiance typique de la fin des années 90. Une fin de décennie durant laquelle certains artistes, suite à la chute de l’URSS, professaient que sans plus d’assises idéologiques, la société s’ouvrait à une forme d’ensauvagement pulsionnel. Ainsi, malgré ses quelques défauts, l’œuvre est un beau témoin de son époque ; elle représente une riche hybridation entre un cinéma scorcesien, un cinéma de genre japonais, et cinéma proche de celui de Gaspard Noé.

Titre original : Bullet Ballet

Réalisateur :

Acteurs : ,

Année :

Genre : , ,

Pays :

Durée : 87 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi