Suburbicon, comme son titre original l’indique, s’inscrit dans cette généalogie du cinéma américain, du film de « suburbs », qui pourrait presque former un genre, avec ses motifs (les « white fences ») et ses figures. Des longs métrages qui prennent pour décor (et comme objet) ces banlieues américaines cossues et proprettes, héritage d’une Amérique péri-urbaine qui a réussi socialement et économiquement, comme en témoignent ses pelouses entretenues d’un vert impeccable et ses maisons de poupées pastel. Une déclinaison d’œuvres à l’exemple de The Burbs (Joe Dante, 1989), de Blue Velvet (David Lynch, 1986) ou d’American Beauty (Sam Mendes, 1999). Suburbicon ne déroge pas à la problématique qui travaille la plupart de ces films : gratter ce qu’il y a de sombre « sous la surface des roses ». Le réalisateur, George Clooney, l’atteste lui-même : « ce qui est amusant, c’est d’aller explorer l’envers peu reluisant de ce décor idyllique. » C’est donc ce qu’il entreprend en faisant le récit débordant de duperies de la famille de Gardner Lodge (Matt Damon). La disparition de sa femme, Rose (Julianne Moore), lors d’une mystérieuse agression dans leur maison, sous les yeux de leurs fils Nicky (Noah Jupe) va révéler de sombres et cupides projets. Parallèlement, l’arrivée dans le lotissement paradisiaque d’une famille noire, les Meyers, va déclencher la méfiance puis le déchaînement d’un voisinage raciste et bigot.
Ventriloque d’un film des frères Coen ?
Le récit ironique et grinçant annoncé s’appuie sur le scénario de deux cinéastes dont l’usage de ce type de registres est une veine distinctive de leur cinéma : Joel et Ethan Coen. On retrouve dans Suburbicon la bêtise à l’état pure, dans un mélange de comique ricanant et de noirceur, telle qu’on a pu la percevoir auparavant dans Burn After reading (2008). Oeuvre avec laquelle le film partage également la matière de farce, mise en scène par le biais de performances d’acteurs importantes et de visages de cinéma : ainsi de ces deux malfrats violents mais grotesques, interprétés par Glenn Fleshler (Ira) et Alex Hassell (Louis) ou encore de cette entrée en scène ponctuelle et fulgurante (qui ne sera pas néanmoins sans provoquer une accumulation de bouleversements), virtuose et truculente de l’acteur Oscar Isaac, dans la peau d’un agent d’assurance zélé. Néanmoins, au-delà de ce numéro d’acteurs et d’un comique grinçant de situations, Suburbicon fait recette, le scénario, identifié aux frères Coen, camouflant étrangement la mise en scène de George Clooney dont, à proprement parler, on peine à voir la spécificité créatrice. Le film apparaît dans son enveloppe comme un succédané d’une oeuvre des deux frères. Professionnel et divertissant, il ne taille cependant jamais dans le vif.
Farce sans force ?
Plus gênant encore est la façon dont le réalisateur joue le jeu de la farce. Le parallèle créé tout au long du film entre les sordides affaires de la famille de Gardner Lodge et la haine raciste déchargée sur les nouveaux arrivants du quartier réduit la violence que George Clooney cherche à pointer. L’outrance, dans la perfection même du décor (avec un riche et minutieux travail de décoration et de reconstitution), finit par démobiliser la charge corrosive qui est l’un des ressorts de toute farce. Suburbicon se transforme alors en un carnaval atone où, passées quelques scènes sardoniques agréables (Matt Damon qui roule en sang sur un vélo d’enfant dans la nuit), tout est du pareil au même et où la médiocrité dommageable d’un lotissement n’est remise en question que par le plan convenu d’un enfant blanc et d’un enfant noir, traversant les barrières immaculées qui séparent leurs maisons, pour jouer au ballon, partage symbolique qui ouvrait déjà le film…