Béla Tarr, le maître du temps. Coffret Blu-ray chez Carlotta Films.

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Le Nid Familial, L’Outsider, Damnation, Les harmonies Weckmeister : 4 films du trajet de l’inclassable et radical Béla Tarr, en versions restaurés.

Le maître du temps, comment mieux qualifier ce réalisateur hors normes qu’est Béla Tarr? Témoin de son temps par son approche documentaire, sur une Hongrie oubliée de tous. Témoin d’un temps qui n’a jamais existé, par son onirisme poétique. À même de dilater le temps jusqu’à en faire disparaitre tous nos repères, par son art de la contemplation poussée parfois  jusqu’à l’abstraction. Le coffret de Carlotta nous offre quatre étapes de son voyage cinématographique, – qui ne compte par ailleurs que dix longs-métrages – , de ses débuts, fin des années soixante-dix, jusqu’ à l’arrivée du nouveau siècle. Bien plus qu’un aperçu ou un hommage,  une invitation à voir plus loin, à sortir de notre confort de spectateur, à lâcher prise. Toute la richesse de ces quatre œuvres ne saurait être abordée dans ces lignes, qui ne prétendent être que de simples portes d’entrée dans un infini et sibyllin labyrinthe.

 

Le nid familial (1979)

« Ceci est une histoire vraie, elle n’est pas arrivée aux personnages de ce film, mais elle aurait pu leur arriver « . Les propos liminaires de Béla Tarr marquent à la fois son lien avec l’école documentaire hongroise et son incantation à voir plus loin. Documenteur plus fort et plus subversif que le cruel témoignage d’une Hongrie communiste qui n’a rien autre à proposer à son peuple qu’un combat permanent pour se loger et chercher à se nourrir à sa faim. Ayant terminé son service militaire, Laci revient chez  ses parents où l’attendent également sa femme et son enfant., dans l’espoir de trouver un emploi, et surtout un logement. Au sein du foyer qui comprend également d’autres membres, la caméra de Tarr, se faufile telle une petite souris dans les moindres espaces d’un nid de crotales dans lequel le père règne en maître vicieux et autoritaire. Le format 4/3 accentue l’étouffement permanent d’une atmosphère lourde en tensions. Comme chez  Pialat – Nous ne vieillirons pas ensemble, 1972, pour le couple – des blocs de vie familiale et conjugale se succèdent jusqu’à l’épuisement, jusqu’à que chaque personnage se livre à vif. Dans leurs expressions les plus crues s’expriment la lâcheté, la monstruosité masculine – scène de viol rendue insoutenable par l’étau d’un cadrage resserré -, sans pour cela déshumaniser – ni racheter pour autant ces « monstres ». L’inhumanité d’un état qui prive les mères  – loin d’être des modèles par ailleurs – de leurs enfants; Le nid familial sent le souffre et le souffle rageur d’une première œuvre coup de poing.

 

L’outsider (1981)

Par son « naturalisme » et sa souillure, l’immersion dans un asile psychiatrique, lors de la scène d’ouverture, fait passer Vol au-dessus d’un nid de coucou (Miloš Forman, 1975) pour une petite pantalonnade. Andras, l’infirmier mélomane va être licencié pour mauvaise conduite – alcoolisme, entre autres – Comme dans Le nid familial, la déliquescence du système communiste contamine l’existence des personnages.  L’absence de filtres et d’artifices dans la représentation  – indissociable du style de Taar – n’empêche pas l’expression d’une beauté – bonté – intérieure qui ne demande qu’à s’affirmer. De beaux épisodes lyriques et poétiques viendront éclairer le chaotique parcours d’ Andras. Pour son  deuxième film, le montage de Tarr  se veut beaucoup moins chaotique, la musique souvent apaisante,  et le cadre plus ouvert à l’émancipation des protagonistes. Mais Andras est un homme en construction et, malheureusement, la naissance d’un enfant – la paternité ou plutôt l’absence d’instinct paternel déjà abordé dans le premier Tarr – ne sauvera pas son âme – pas plus que son look christique. La misère économique – très picturale – n’œuvre pas dans le sens d’un déterminisme. Aux pseudos explications sociales qui encombrent un bon nombre de metteurs en scène « humanistes », se substitut un portrait brut. Un temps suspendu pour accueillir nos propres représentations.

Damnation (1988) :

Épure scénaristique radicale : Karrer vit une liaison sans lendemain avec une chanteuse mariée à un homme absent, prêt à toutes les violences pour garder « son bien ». Décor post-apocalyptique – ou post explosion nucléaire – : un no man’s land industriel; Stalker (1979) de Tarkosvki  revient dans nos mémoires. Le Titanic – bar en lambeaux – reste le seul oasis de rencontres, de plaisirs et d’abandon, ouvert aux quatre vents jusqu’à la fin de la nuit. Le déluge de pluie qui s’abat sur les hommes stoïques les fait se confondre avec leur environnement, se noyer dans la brume. Les panoramas d’une lenteur hypnotique parachèvent cette dilution dans un gris délavé et blanc d’une beauté sans pareil.  Karrer cherche à « combler le tunnel vide et étrange qui sépare sa maitresse du monde ». Approche cosmologique, métaphysique de l’homme pour tenter de provoquer un rai de lumière dans une existence ténébreuse. Point de salut cependant pour ce misérable croyant.

Les harmonies Weckmeister (2000).

Un petit cirque des horreurs vient s’installer dans une petite ville hongroise, contribuant à augmenter le sentiment d’angoisse qui gangrène mystérieusement les habitants. Rejet de l’étranger, crainte d’une menace venue du ciel, la famine qui s’installe, les prétextes sont nombreux pour que se multiplient les exactions dans la région.  Double écranique de Tarr, János, livreur de journaux de son métier, tente de contrer ce chaos. Dans la scène inaugurale, il se meut en metteur en scène-prêcheur pour conduire un groupe d’ivrognes à fusionner avec les astres. Trognes ravinés à l’impassibilité KaurismakÏenne – mais dépourvus d’humour -, la photogénie des piliers de comptoir habite toujours l’esthétique de Tarr. La  violence reste longtemps reléguée hors-cadre. On parle de vols et de destructions, mais les rues n’en portent aucune séquelle – simples phantasmes d’une population paranoïaque se complaisant dans le bruit des rumeurs ? Puis, quand cette menace devient réalité, la mise en scène de Tarr ne peut que retarder l’échéance, le mouvement des émeutiers bloqué  plusieurs minutes dans un plan où ils semblent avancer sur place – l’asphalte comme un tapis roulant à contresens du mouvement de foule. Seule la découverte d’un homme sans âge nu comme un vers arrêtera le carnage. Mais, trop tard. János, quasi-homonyme du héros de Melville – Moby Dick, a beau avoir pénétrer l’antre de la baleine – attraction principale des forains – sa quête de vérité et de sagesse resteront vaines. Hospitalisé dans un sinistre asile médical, la boucle est bouclée, retour à l’ouverture de L’outsider. Les marginalisés : malades, alcooliques semblent bien moins déboussolés que tous ceux qui prétendent jouir consciemment de leur liberté.

 

Le coffret est disponible chez Carlotta depuis le 7 novembre

 

 

 

 

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