Après l’océan

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Avec Après l’océan, l’auteur du déroutant Bronx-Barbès (2000) peine hélas à articuler le portrait croisé de deux figures antagonistes d’immigrés par l’affirmation d’un solide « territoire » esthétique.

Après l’océan… peu de pacifisme, dans les trajectoires communes puis vite parallèles de Shad et Otho, deux jeunes Ivoiriens en recherche, par la découverte puis la conquête de l’Europe, d’une reconnaissance définitive, de la part d’une famille, mais aussi de tout un peuple. Le sujet de la traversée, de la projection est toujours engageant, nous a plus d’une fois enchantés. Quoi de plus annonciateur de déséquilibre et de magie que le récit de la rencontre de l’Individu, par l’arrachement, la perte plus ou moins volontaire de ses racines, avec son « autre », sa propre altérité ? L’un des plus beaux films de l’an dernier, hélas passé un peu inaperçu, se nommait Andalucia. Sa proposition était toute simple, mais si folle : suivre une heure-et-demi durant Yacine, grand garçon Français d’origine maghrébine, dans sa renaissance au monde par le refus de toute caractéristique définitive, tout déterminisme (social, racial, psychologique…). Simplicité du tracé d’une trajectoire bien singulière, propre à cette seule figure de « Grand Corps en balade », comme nous le définissions à l’époque. Folie de l’obstination d’un cinéaste, un acteur, un personnage, des spectateurs, convaincus de leur bon droit à sans cesse tout interroger, tout recommencer, quitte à – pourquoi pas – n’aboutir à rien, n’atterrir nulle-part, n’être au final plus personne… être au final plus qu’une personne (magnifique envol, aux tous derniers plans du film, d’un personnage délesté de son drame identitaire, ayant trouvé sa bonne image… dans un musée de Tolède !).

Moins d’envol, pour Shad et Otho. Surtout pour le second. Après l’océan, retour à la case départ : tel sera son injuste sort. Sa part de fiction, dans le nouveau long-métrage d’Eliane de Latour (cinéaste révélée il y a huit ans avec un troublant Bronx-Barbès), reposera ainsi sur le poids du regard et du jugement de ses parents, sa famille, ses amis, la difficulté à être considéré, n’ayant su tirer profit matériel du « nouveau monde », comme le reflet d’une inacceptable réalité : celle d’un rejet, d’une frontière Nord/Sud décidément peu franchissable. Cet aspect du film serait bouleversant si l’impression ne persistait tout du long d’un prétexte purement théorique au suivi de l’autre part, la plus dense, la plus ambitieuse : celle de Shad, le béni – aux yeux des siens –, celui dont la durable esquive de l’échec tiendra lieu de fil conducteur principal du récit. Non que la mise en parallèle de ces deux histoires, qui bien sûr n’en font qu’une, soit en elle-même condamnable… mais face à semblable pari esthétique et narratif, pouvait être attendu davantage que le faux mouvement (et vrai surplace) de figures au fond animées de bien peu de projections. Pas assez « habitées », voilà peut-être le mot, voilà ce qui, devant Après l’Océan, peut éveiller une certaine indifférence, un ennui un peu confus. Que l’un soit le miroir de l’autre, par la proposition d’un partage binaire – Win/Lose – est une chose. Que ni l’un ni l’autre n’offre de ce miroir davantage que le « reflet » d’une action, presque jamais sa réalité, en est une autre, plus problématique.

Peut-être aussi que l’essentiel n’est pas tellement à chercher du côté des deux héros du film, mais de leur entourage, leurs rencontres, les autres figures, prometteuses d’aventure ou de contradiction. Prenons par exemple Tango, la jeune femme Blanche (alias Marie Josée Croze) à laquelle Shad se liera, aux entournures d’une clandestinité espagnole. Apprenant très vite que cette dernière est lesbienne – donc que si aventure doit s’attendre de leur rencontre, celle-ci ne reposera jamais sur la naissance d’un désir (la question sexuelle se posera sous un aspect plus politique… et maladroit, par l’intermédiaire d’un personnage à la bonté toute « néo-coloniale », joué par Agnès Soral), mais bien celle d’une fraternité, une mutuelle adoption d’âme –, s’insinuera un temps l’idée d’un autre parallélisme : Comment être Noir sans rougir ?/Comment aimer les filles en n’étant pas homme ? Là aussi pourtant, mauvaise pioche : certes les liens seront de sang, la fraternité choisie (Shad et Tango forever) plus émouvante et enrichissante que la filiation subie (Bruno, cousin de Tango et fils maudit d’un Kad Merad tout en joie comme souvent)… Mais jamais ne prendra tout à fait corps, par le biais d’une scène, une situation assez saisissante, le souffle mélodramatique recherché. D’autres pistes pourraient être suivies, celle notamment de l’attente amoureuse de Shad par Pélagie, sœur cadette d’Otho, seule à voir dans le retour – même déceptif – de ce dernier, dans sa seule présence, matière à pleine satisfaction. Peut-être le plus beau personnage du film… tout du moins le plus réalisé, le plus abordable pour sa pure et simple clarté de trait. Ni saccade ni blabla, chez Pélagie : elle est juste , telle qu’elle, et c’est déjà beaucoup.

Car ce n’est décidément pas la question du départ, de la quête, apparemment très masculine, qui interroge le plus ici. Plutôt les quelques plans, les quelques séquences accordant aux personnages le temps d’être au présent d’une situation provisoire : les retrouvailles « au lit » de Tango et Bruno, comme si c’était hier ; l’échec d’Otho à convaincre, à l’aéroport d’Abidjan, que oui, cet homme sur la photo du passeport, c’est bien lui, qu’il voyage bien avec ce groupe que vous voyez ; les regards croisés, à leur toute fraîche arrivée en France, de Shad et la famille de Tango… Car la beauté ne réside bien sûr pas dans le seul refus d’une définition de soi, dans l’élargissement de son être à la hauteur de toutes ses virtualités (Andalucia). Toute une histoire peut aussi, et à l’inverse, s’amorcer par l’acceptation joyeuse ou mélancolique d’un statu-quo, l’aptitude toute bête à traverser son espace-temps, comme ça, sans dire grand chose… en attente, qui sait, une fois attestée son existence, d’une nouvelle lancée. De celles dont on ne revient pas.

Titre original : Après l'océan

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Durée : 108 mn


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