Abdellatif Kechiche : un cinéma des sens

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Le cinéma d’Abdellatif Kechiche sous toutes ses coutures : chronique d’un ouvrage collectif dirigé par Jean-Max Méjean, assisté de Hugo Dervisoglou, avec entre autres la contribution de Jean-Michel Pignol (par ailleurs collaborateurs de « Il était une fois le cinéma »)

Où en êtes-vous, Abdellatif Kechiche ?

Après plus de vingt ans passés derrières les caméras, sept films à son actif et de nombreuses polémiques laissées dans son sillage, Abdellatif Kechiche s’est imposé au fil du temps comme une figure incontournable dans le paysage cinématographique français, tant par la sensibilité du regard qu’il a su porter sur les minorités qu’à l’aune des modalités esthétiques qui ont engendré le style naturaliste qu’on lui connait si bien. Depuis La faute à Voltaire (2000) jusqu’à Mektoub, my love : canto uno (2017), le cinéaste franco-tunisien n’a cessé de questionner la place des populations d’origine maghrébine au sein de la société française en s’affranchissant de tout discours manifeste qui conditionnerait la lecture de son oeuvre par le prisme d’une pensée purement revendicative. Et c’est là que se situe certainement la clef de voûte de tout l’intérêt que l’on peut porter à un tel cinéaste. En gagnant son autonomie stylistique et narrative par-delà les aspects sociopolitiques des premiers films franco-maghrébins, Abdellatif Kechiche a dès lors trouvé sa juste place dans le panorama du cinéma d’auteur, en témoignent les nombreuses distinctions qui jalonnent le cours de sa filmographie dont le point d’orgue fut atteint lors de la consécration de La vie d’Adèle au Festival de Cannes 2013. Mais un tournant semble s’être opéré depuis, chacun de ses films récents ne pouvant se défaire du parfum de scandale qui entoure ses velléités artistiques ainsi que ses méthodes de travail. Du statut d’auteur reconnu à celui de persona non grata du cinéma français, Kechiche interroge autant qu’il fascine ; le voile d’ambiguïté dont il s’est paré malgré lui n’ayant fait qu’accroitre la complexité de ses rapports avec le public et la critique.

Ainsi, l’état d’incertitude qui pèse depuis plus de trois ans sur une éventuelle sortie en salle de Mektoub, my love : intermezzo, conséquemment au vif rejet suscité lors de sa projection au Festival de Cannes 2019, laisse le champ libre au déploiement d’une vue rétrospective sur une œuvre dont le contenu, qu’il soit jugé licencieux ou non, mériterait qu’on s’y attarde quelques temps.

Abdellatif Kechiche : un cinéma des sens

Afin de pallier l’attente, Jean-Max Méjan s’est livré, avec l’assistance d’Hugo Dervisoglou, à la réalisation d’un ouvrage collectif intitulé Abdellatif Kechiche : un cinéma des sens, paru en août 2022 aux éditions Jacques Flament. Auteur de nombreuses études consacrées à ces cinéastes qu’il qualifie d’enfants de Fellini tels que Woody Allen, Pedro Almodovar, Sergueï Paradjanov, Emir Kusturica ou encore Bruno Dumont, Jean-Max Méjan nous livre cette fois-ci une exégèse de 204 pages dédiée au réalisateur de La vie d’Adèle sous la forme d’un recueil de textes dont la plupart des contributeurs officie régulièrement au sein du webzine ilétaitunefoislecinema.com. Loin de se restreindre aux carcans médiatiques qui enserrent le cinéaste, les auteurs se sont employés à restituer toute la singularité esthétique et politique du cinéma d’Abdellatif Kechiche au travers de multiples entrées thématiques qui segmentent de façon chronologique l’étude de sa filmographie. Préfacé par Emna Mrabet, enseignante-chercheuse en Études cinématographiques à l’Université de Paris 8 et autrice du livre Le cinéma d’Abdellatif Kechiche : Prémisses et Devenir (Riveneuve, 2016), l’ouvrage se divise en trois grandes parties (Apprentissage des Lumières ; Dévoilement du corps ; Désirs et déboires) qui, chacune à leur tour, cristallise une part de ce qui constitue l’identité cinématographique d’Abdellatif Kechiche. Qu’il s’agisse de l’influence des Lumières, de la question du désir ou de la représentation du corps, les auteurs dressent un portrait d’ensemble du réalisateur à travers une liberté de ton totale reflétant la richesse d’un cinéma qui tend à reformuler, au risque d’imprudences, les codes du cinéma français contemporain.

À titre d’exemple et de façon tout à fait non-exhaustive, l’article de Jean-Michel Pignol, Continuum de la rupture, proposera une analyse du motif de la passion amoureuse chez Kechiche tout en discutant des rapports parfois épineux de l’individu à son groupe d’appartenance, deux problématiques fondamentales dans le cinéma de Kechiche. Jean-Max Méjan, de son côté, reviendra sur cette œuvre déterminante que constitue La graine et le mulet (2007) dans La graine et le mulet : les voleurs de mobylette en soulignant notamment les points de rencontre qu’elle suscite avec le néoréalisme italien. Il procèdera par ailleurs à l’analyse de la séquence finale du film à la faveur d’un passage de flambeau entre la première et la troisième génération d’immigrés maghrébins en France, respectivement incarnées par Slimane (Habib Boufares) et Rhym (Hafsia Herzi). Hugo Dervisoglou, quant à lui, effectuera une mise en parallèle des deux derniers opus d’Abdellatif Kechiche sortis à ce jour dans La vie d’Adèle : Chapitres 1 & 2 et Mektoub, My Love : Canto Uno, un diptyque du désir, où il analysera plus spécifiquement la thématique du corps et la manière dont sa mise en mouvement au sein des films traduit la naissance de nouveaux désirs, paradigme narratif et esthétique sur lequel semble reposer ses dernières réalisations. Enfin, de façon plus synthétique, René Prédal conclura le dernier chapitre de l’ouvrage avec son texte Sexe, tchatche et cinéma où il reviendra plus en détails sur l’ensemble de la production cinématographique de Kechiche pour tenter d’en esquisser, in fine, certains des enjeux à venir.

Abdellatif Kechiche : un cinéma des sens, participe ainsi à combler le vide relatif qui subsiste en terme d’ouvrages dédiés au réalisateur au travers d’une déclinaison de points de vue et de partis pris d’analyse qui informeront et questionneront le lecteur sur une œuvre qui n’a certainement pas fini de faire parler d’elle…

Abdellatif Kechiche : un cinéma des sens : un ouvrage collectif paru aux éditions Jacques Flament et dirigé par Jean-Max Méjean, assisté de Hugo Dervisoglou, avec la contribution notamment de Jean-Michel Pignol (tous trois étant par ailleurs rédacteurs à « Il était une fois le cinéma »).

 

Le cinéma d'Abdellatif Kechiche sous toutes ses coutures.

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