A cause d´un assassinat (The Parallax View – Alan J. Pakula, 1974)

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Masquer la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Critique à peine voilée d’un système exécutif et judiciaire américain pour qui il vaut mieux que la vérité ne triomphe pas, si A cause d’un assassinat se donne comme une pure fiction – reprenant à son compte les recettes pas forcément les plus intéressantes du film d’espionnage –, il n’est pourtant pas difficile de lire en lui le portrait d’une époque troublée. Sortant peu après le déjà largement contestataire Complot à Dallas (David Miller, 1973), A cause d’un assassinat montre un engagement de plus en plus fort et surtout de plus en plus direct dans un cinéma de la révélation. Moins que la mise en scène des héros de la nation, celui-ci va au contraire plonger l’homme du commun au cœur des zones d’ombres et des scandales de son pays.

A cause d’un assassinat est le quatrième film d’Alan J. Pakula et le deuxième volet de ce qui est devenu une « trilogie de l’angoisse ». Après Klute (1971) et juste avant Les Hommes du président (1976), le film montre l’inflexion de la trilogie du personnel au collectif. Il met en scène à trois ans d’intervalle les meurtres de deux sénateurs de premier plan et la négation de l’évidence du complot par la justice. Si les faits ne correspondent pas et que le film ne cherche pas à reprendre des événements réels, les allusions aux meurtres des frères Kennedy sont toutefois immédiatement perceptibles.

« Tout le monde voulait une explication quelconque. On ne voulait pas croire qu’un imbécile avait descendu le plus grand homme de ce pays. »

Le film s’ouvre par la remarquable séquence de l’assassinat du sénateur démocrate Carroll dans les beaux espaces d’un restaurant panoramique. A ce meurtre, la justice conclut à un tireur unique agissant par pur patriotisme. La thèse est peu probable, d’autant plus qu’ici il est impossible de leurrer l’auditoire, puisque la scène s’est déroulée sous nos yeux. Certains plans mettant en évidence la complicité entre le serveur et d’autres personnes dans la salle. C’est l’un des paris du film de juxtaposer les faits et leur jugement, les deux entrants en contradiction. Chaque spectateur, surtout pour les Américains, est ainsi directement témoin des errements volontaires des pouvoirs en place.

 

Après une ellipse de trois ans, le film montre l’inquiétude d’une journaliste témoin du drame face aux disparitions « accidentelles » successives de six personnes présentes le jour du drame. Elle expose ses soupçons à un collègue incrédule. Joe Frady, incarné par le légendaire mono-expressif Warren Beatty, comprend son erreur lors du suicide brutal et inattendu de son amie et va alors mener l’enquête. Il découvre et intègre l’intrigante Parallax Corporation, une luxueuse société de tueurs à gage dont le recrutement se fait par des tests psychologiques à même de révéler le degré d’asocialité de ses postulants. Celle-ci fournit ses services pour des attentats de premier ordre.

Si l’enjeu du dévoilement du complot – le choix d’un journaliste pour y parvenir est ainsi un vrai appel pour les médias à (re)devenir un contre-pouvoir – est de taille, l’essentiel du film peut paraître aujourd’hui poussif. A cause d’un assassinat est tout entier conçu autour de quelques séquences fortes : la boucle des conférences de presse (deuxième et dernière séquences du film) annonçant la clôture de l’enquête, les deux meurtres (première et avant-dernière séquences) et le test de recrutement chez Parallax Corporation. Ces quelques séquences sont archi pensées, archi découpées et archi mises en scène. A l’inverse, le reste du film paraît bien falot, comme s’il fallait coûte que coûte joindre les deux bouts, parfois très péniblement – à l’image des scènes pas bien fines et de pur entertainment de baston ou de course poursuite qui émaillent le film. Entre séquences fortes et pensées comme telles et pilotage automatique digne de vieux téléfilms d’après-midi à coup de grands échos musicaux prétendument inquiétants, le film offre une schizophrénie assez désemparante.

« Vous ignorez ce que cette histoire représente. »

Pour autant les quelques séquences clés du film viennent mettre en avant une conception et une envie d’en découdre évidente. Autant certaines scènes de pure intrigue sont quasi potaches dans leur déroulé, autant les deux scènes de meurtre sont d’une redoutable précision, tant dans leurs conceptions que dans leurs effets. La première nous associe directement en tant que spectateur-témoin. Relégués à l’extérieur du restaurant avec les journalistes, derrière une vitre, on subit le meurtre de plein fouet (littéralement puisque la vitre est éclaboussée de son sang), d’autant plus que Pakula a pris soin juste avant l’acte de montrer un bref coup d’œil de la future victime en direction de l’objectif. A l’image de Kennedy, le sénateur Carroll est abattu sous les yeux de sa compagne et des médias. Dans la seconde au contraire, on est placé au cœur du dispositif. L’assassinat du deuxième sénateur se déroule dans un gymnase lors de la répétition d’une soirée militante. Pakula prend le soin de découper et quadriller l’espace à l’extrême, dévoilant scène du crime et angle de tir. Sa réalisation n’est plus qu’une formalité à laquelle on assiste totalement impuissant. Histoire d’appuyer un peu plus la réalité du complot, le moment même des assassinats, en plein discours, est aussi crucial que symbolique et ne laisse que peu de place à l’imagination. Le premier sénateur est tué alors qu’il vient de s’exclamer « on a dit autrefois que mon goût pour l’indépendance risquait de me nuire » ; tandis que le second s’effondre entre les phrases « je suis fier » et « notre cause est celle du pays ».

 

  
Les scènes de conférence de presse dans lesquelles la justice américaine annonce ses conclusions ouvrant et fermant le film – le meurtre du premier sénateur, s’il est la véritable première scène, apparaît vite comme un simple prologue – viennent alors contredire ce qui a été vu par le spectateur. Elles sont le contrepoint parfait des faits et montrent le dysfonctionnement du système judiciaire. Elles jouent largement sur le caractère mystifiant des autorités qui masquent la vérité. Le contenu de leur discours vient ainsi contaminer entièrement l’image. Les deux scènes présentent de manière très frontale une rangée de juges dans un espace laissé quasi vide et extrêmement sombre, à l’exception de deux larges appliques postées à l’arrière des officiels, dramatisant un peu plus l’ambiance et mettant largement en avant les emblèmes de la justice qu’elles encadrent. Les deux séquences sont organisées autour d’un zoom assez lent et imposant. Dans la première, la caméra s’avance, cadrant les juges dans une pièce plongée dans l’obscurité, jusqu’à s’approcher au plus près d’eux ; dans la scène finale, le dispositif s’inverse et la caméra s’éloigne des représentants de la justice et laisse défiler le générique. Trois années séparent ces deux conférences de presse, mais rien n’a changé. La justice n’offre qu’une version largement édulcorée et fausse de l’affaire. L’enquête de Joe Frady, si elle fait de lui un justicier – au sens de celui qui se substitue à la justice légale –, est un échec sur toute la ligne : le journaliste est mort et la vérité n’est pas révélée. De l’aveu même de la mise en scène, la justice est implacable et l’on ne peut s’y opposer. Autorité dramatique et inamovible, c’est toujours elle qui clôt l’histoire. Pourtant, si dans la réalité (la nôtre, comme celle des personnages du film), justice n’est pas faite, c’est justement par le recours à la fiction que le film peut montrer les vices du système. A cause d’un assassinat revêt ainsi le rôle de son personnage principal : il est lui-même cet enquêteur désireux de mettre en place publique la volonté de la justice américaine à ne pas rendre justice.
 

Proche de l’aspect mystifiant de ces scènes, Pakula met aussi en avant l’angoisse toute contemporaine de la manipulation par l’image – l’Orange mécanique de Burgess et Kubrick sont encore tous proches. Le test de recrutement chez la mystérieuse Parallax Corporation occupe une place centrale au sein du film et se rapproche formellement des séquences de conférence de presse. Isolé au fond du plan, Joe Frady apparaît dans un halo lumineux laissant le reste de l’image dans l’obscurité totale. Face à lui, un écran commence à diffuser un film. Plutôt que de montrer l’écran sur lequel il apparaît, Pakula fait des images du film de Parallax Corporation les images mêmes de son film. Relégué dans la position du personnage, le spectateur fait donc la même expérience que lui. Durant cinq minutes défilent à une vitesse de plus en plus grande une succession d’images et d’intertitres. Les images semblent d’abord classées autour de grands thèmes (amour, mère, père, moi, maison, patrie, dieu, ennemi, bonheur). La catégorie « ennemi » présente ainsi des photogrammes d’Hitler, de Mao et Castro ; « bonheur » montre des monceaux de dollars, des bouteilles d’alcool, une bonne tranche de barbaque, une femme nue et une voiture. En soit, ce sont les obsessions américaines qui sont condensées dans ce bref montage. Le rythme s’accélérant, les images des différentes parties s’invertissent. « Bonheur » dévoile alors successivement un couple au bain, la Maison blanche, puis un bon coup de poing dans un nez ; « patrie » a l’extrême délicatesse de s’incarner dans des vues de meurtres et de violences raciales ; « dieu » dans celles du Ku Klux Klan et « moi » devient un super héros valeureux. Plus que la formation de tireurs d’élites, c’est à une vraie entreprise de lobotomie et de contrôle d’individus que s’emploie Parallax Corporation, faisant resurgir avec elle toutes les rumeurs et angoisses liées aux expérimentations humaines – militaires notamment – de l’époque.

 

  
Mélange un peu gênant de moments anecdotiques et puissants, A cause d’un assassinat maîtrise les armes de la dénonciation, moins celles du cinéma. Le contraste trop visible entre ses séquences en dessert les parties les plus réussies par une emphase mal amenée. Mais c’est justement cette force de dénonciation qui était l’enjeu et la force du film. Pleinement ancré dans un moment très particulier de l’histoire américaine, parfait contemporain de ce cinéma de l’angoisse des années 1970, Pakula va gratter là où ça fait mal. Il prendra plus encore l’histoire à bras le corps avec son film suivant, Les Hommes du président (1976), en portant à l’écran le scandale encore frais du Watergate.
 

Titre original : The Parallax View

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Durée : 102 mn


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