A cause d’un assassinat est le quatrième film d’Alan J. Pakula et le deuxième volet de ce qui est devenu une « trilogie de l’angoisse ». Après Klute (1971) et juste avant Les Hommes du président (1976), le film montre l’inflexion de la trilogie du personnel au collectif. Il met en scène à trois ans d’intervalle les meurtres de deux sénateurs de premier plan et la négation de l’évidence du complot par la justice. Si les faits ne correspondent pas et que le film ne cherche pas à reprendre des événements réels, les allusions aux meurtres des frères Kennedy sont toutefois immédiatement perceptibles.
« Tout le monde voulait une explication quelconque. On ne voulait pas croire qu’un imbécile avait descendu le plus grand homme de ce pays. »
Le film s’ouvre par la remarquable séquence de l’assassinat du sénateur démocrate Carroll dans les beaux espaces d’un restaurant panoramique. A ce meurtre, la justice conclut à un tireur unique agissant par pur patriotisme. La thèse est peu probable, d’autant plus qu’ici il est impossible de leurrer l’auditoire, puisque la scène s’est déroulée sous nos yeux. Certains plans mettant en évidence la complicité entre le serveur et d’autres personnes dans la salle. C’est l’un des paris du film de juxtaposer les faits et leur jugement, les deux entrants en contradiction. Chaque spectateur, surtout pour les Américains, est ainsi directement témoin des errements volontaires des pouvoirs en place.
Après une ellipse de trois ans, le film montre l’inquiétude d’une journaliste témoin du drame face aux disparitions « accidentelles » successives de six personnes présentes le jour du drame. Elle expose ses soupçons à un collègue incrédule. Joe Frady, incarné par le légendaire mono-expressif Warren Beatty, comprend son erreur lors du suicide brutal et inattendu de son amie et va alors mener l’enquête. Il découvre et intègre l’intrigante Parallax Corporation, une luxueuse société de tueurs à gage dont le recrutement se fait par des tests psychologiques à même de révéler le degré d’asocialité de ses postulants. Celle-ci fournit ses services pour des attentats de premier ordre.
Si l’enjeu du dévoilement du complot – le choix d’un journaliste pour y parvenir est ainsi un vrai appel pour les médias à (re)devenir un contre-pouvoir – est de taille, l’essentiel du film peut paraître aujourd’hui poussif. A cause d’un assassinat est tout entier conçu autour de quelques séquences fortes : la boucle des conférences de presse (deuxième et dernière séquences du film) annonçant la clôture de l’enquête, les deux meurtres (première et avant-dernière séquences) et le test de recrutement chez Parallax Corporation. Ces quelques séquences sont archi pensées, archi découpées et archi mises en scène. A l’inverse, le reste du film paraît bien falot, comme s’il fallait coûte que coûte joindre les deux bouts, parfois très péniblement – à l’image des scènes pas bien fines et de pur entertainment de baston ou de course poursuite qui émaillent le film. Entre séquences fortes et pensées comme telles et pilotage automatique digne de vieux téléfilms d’après-midi à coup de grands échos musicaux prétendument inquiétants, le film offre une schizophrénie assez désemparante.
« Vous ignorez ce que cette histoire représente. »
Pour autant les quelques séquences clés du film viennent mettre en avant une conception et une envie d’en découdre évidente. Autant certaines scènes de pure intrigue sont quasi potaches dans leur déroulé, autant les deux scènes de meurtre sont d’une redoutable précision, tant dans leurs conceptions que dans leurs effets. La première nous associe directement en tant que spectateur-témoin. Relégués à l’extérieur du restaurant avec les journalistes, derrière une vitre, on subit le meurtre de plein fouet (littéralement puisque la vitre est éclaboussée de son sang), d’autant plus que Pakula a pris soin juste avant l’acte de montrer un bref coup d’œil de la future victime en direction de l’objectif. A l’image de Kennedy, le sénateur Carroll est abattu sous les yeux de sa compagne et des médias. Dans la seconde au contraire, on est placé au cœur du dispositif. L’assassinat du deuxième sénateur se déroule dans un gymnase lors de la répétition d’une soirée militante. Pakula prend le soin de découper et quadriller l’espace à l’extrême, dévoilant scène du crime et angle de tir. Sa réalisation n’est plus qu’une formalité à laquelle on assiste totalement impuissant. Histoire d’appuyer un peu plus la réalité du complot, le moment même des assassinats, en plein discours, est aussi crucial que symbolique et ne laisse que peu de place à l’imagination. Le premier sénateur est tué alors qu’il vient de s’exclamer « on a dit autrefois que mon goût pour l’indépendance risquait de me nuire » ; tandis que le second s’effondre entre les phrases « je suis fier » et « notre cause est celle du pays ».
Proche de l’aspect mystifiant de ces scènes, Pakula met aussi en avant l’angoisse toute contemporaine de la manipulation par l’image – l’Orange mécanique de Burgess et Kubrick sont encore tous proches. Le test de recrutement chez la mystérieuse Parallax Corporation occupe une place centrale au sein du film et se rapproche formellement des séquences de conférence de presse. Isolé au fond du plan, Joe Frady apparaît dans un halo lumineux laissant le reste de l’image dans l’obscurité totale. Face à lui, un écran commence à diffuser un film. Plutôt que de montrer l’écran sur lequel il apparaît, Pakula fait des images du film de Parallax Corporation les images mêmes de son film. Relégué dans la position du personnage, le spectateur fait donc la même expérience que lui. Durant cinq minutes défilent à une vitesse de plus en plus grande une succession d’images et d’intertitres. Les images semblent d’abord classées autour de grands thèmes (amour, mère, père, moi, maison, patrie, dieu, ennemi, bonheur). La catégorie « ennemi » présente ainsi des photogrammes d’Hitler, de Mao et Castro ; « bonheur » montre des monceaux de dollars, des bouteilles d’alcool, une bonne tranche de barbaque, une femme nue et une voiture. En soit, ce sont les obsessions américaines qui sont condensées dans ce bref montage. Le rythme s’accélérant, les images des différentes parties s’invertissent. « Bonheur » dévoile alors successivement un couple au bain, la Maison blanche, puis un bon coup de poing dans un nez ; « patrie » a l’extrême délicatesse de s’incarner dans des vues de meurtres et de violences raciales ; « dieu » dans celles du Ku Klux Klan et « moi » devient un super héros valeureux. Plus que la formation de tireurs d’élites, c’est à une vraie entreprise de lobotomie et de contrôle d’individus que s’emploie Parallax Corporation, faisant resurgir avec elle toutes les rumeurs et angoisses liées aux expérimentations humaines – militaires notamment – de l’époque.