“J’ai appris que le malheur de l’homme provient de son inaptitude à rester tranquillement à sa place.” (Pascal)
Le cruel engrenage d’un amour clandestin
Le générique inaugural se déroule tandis qu’un insert cadre deux paires de mains qui s’ étreignent et se dénouent vraisemblablement dans la pénombre d’une salle obscure. Le prélude est presque bressonien dans son essence et son parti-pris de ne dévoiler qu’une ébauche d’étreintes. L’exubérance des œuvres fondatrices de la nouvelle vague ont, peu à peu, laissé la place à une réflexion plus sombre. François Truffaut investit l’image de son film avec un sens du malaise permanent. Il tourne dans la maison même où il partageait jusque là sa vie avec sa femme du moment. Sa liaison avec Françoise Dorléac semble entériner une rupture consommée. Succédant au ton débridé de Jules et Jim, la peau douce semble prendre le spectateur de l’époque au dépourvu et à contre pied qui lui fera un mauvais sort. Un sens aigü de la responsabilité morale plombe le climat de l’idylle et l’escapade amoureuse qui enfreint les conventions sociales cadenassées de l’époque.
La photographie de Raoul Coutard est magistrale de contraste et Truffaut multiplie les ellipses et les images arrêtées pour souligner le malaise sous-tendu par cette relation qui s’embourbe dans l’irrésolution. Ce faisant, il illustre ce pas de côté dérisoire et le cruel engrenage de l’amour illicite. Il filme les moments d’intimité entre Pierre et Nicole avec un mélange approprié de sensualité contenue et de morbidité où voisinent les regards émoustillés et les attouchements pudiques.
Truffaut caste Jean Desailly pour son apparence de respectabilité bourgeoise dans le rôle de Pierre Lachenay, écrivain conférencier et éditeur consacré. Homme marié toujours tiré à quatre épingles, il discourt avec l’aisance du lettré sur Balzac et Gide devant une audience qui semble l’ apprécier; chose qui ne se rencontre plus que rarement à l’heure du numérique. Les cheveux toujours impeccablement soignés, il dénote du maintien d’un banquier de province et ne présente aucune aspérité. Il n’est pas la caricature du mari trompeur libidineux mais un simple homme désirant traversé de pulsions brutales et contradictoires avec lesquelles il semble passablement embarrassé. Aucune raison apparente ne le prédispose à s’écarter de la voie conjugale tracée pour emprunter les chemins de traverse tortueux de l’infidélité d’autant qu’il est père d’une petite fille (Sabine Haudepin).
Sa femme légitime, Franca (Nelly Benedetti), est bien sous tous rapports. Épouse idéale, elle est aimante et intelligente . A 43 ans, serait-il en proie au démon de midi ? Pierre se révèle un piètre adultère qui ne sort jamais de sa réserve naturelle. Lui manquent le désir, la raison et le panache.
Dans l’agitation et le tohu-bohu trépidants du monde moderne, l’étreinte occasionnelle est tout ce que Pierre peut prétendre recevoir. Il s’insinue comme par effraction dans la vie routinière de Nicole (Françoise Dorléac) au point de mettre la sienne en danger. Son métier d’hôtesse de l’air abolit les distances. La séduction irrésistible emporte les deux tourtereaux dans la même orbite. Leur amour résiduel et fragmentaire est voué à n’être qu’une passade sans lendemain. Il est conduit insensiblement à s’annihiler. Et c’est ce processus de lente désintégration que Truffaut filme en multipliant les images disruptives. Il dévoile sa fascination pour les scènes d’amour qu’il tourne comme des scènes de crime, avec une nervosité et un affairement tendres dans les préliminaires et la
pénombre pudique d’une chambre d’hôtel mansardée. L’atmosphère du voyage aérien, des hôtels provinciaux, du séjour contrarié à Reims du littérateur porté aux nues est orchestrée avec la plus grande concision et confine à une ironie douce-amère. Le réalisateur traduit en images un climat lourd de désespérance qui confère une intensité fulgurante à l’émotion. Nicole ne fait que raviver la flamme du désir que Franca embrase.
« Autopsie d’un adultère »
Pour ce faire, le cinéaste utilise les ressorts de la comédie noire . Dans la pratique, il transpose les ingrédients du suspense hitchcockien dans une histoire d’infidélité qui a toutes les apparences de la trivialité.
Comme il l’ exprimera lui-même, il se livre à “l’autopsie d’un adultère”. Or, tandis qu’ il élabore son film, le cinéaste délaisse sa propre femme et connait une aventure avec Françoise Dorléac. Dans le même temps, il supervise les fameux entretiens avec Hitchcock qui donneront lieu à un ouvrage culte. Plus rien à voir avec le triangle déluré de Jules et Jim en roue libre, son film précédent encensé par la critique, qui vantait le lyrisme du nid douillet. Trop conscient des sentiments émotionnels de ses protagonistes, Truffaut leur pardonne volontiers leurs faiblesses dans cette histoire archétypale de tentation adultérine et de paradis perdu.
Les deux femmes gravitent désormais autour de la vie ordinaire de Pierre Lachenay et démentent leurs apparences respectives. Nicole, l’amante fortuite, d’apparence frivole, ne déborde pas de passion amoureuse. Elle est pure et blonde, porte des
sous-vêtements blancs et confesse qu’elle a pu se trouver des mois sans faire l’amour. Elle peut au mieux être le repos du guerrier et offrir une tendresse passagère. Franca, l’épouse, qui devrait pourvoir à l’amour de convenance, est sombre et dégage une passion amoureuse intense. Elle joue sur les nerfs de son mari et recèle d’insondables élans d’amour physique envers lui.
De prime abord, l’exécution sommaire en point d’orgue peut paraître détonner (ou détoner) dans sa portée grand-guignolesque. De fait, dans un film qui retourne les paramètres ordinaires de l’adultère, l’épouse trompée et délaissée, meurtrie dans son amour-propre et humiliée dans sa chair, est l’agent provocateur et l’ange exterminateur. Et le crime passionnel constitue une fin logique à une histoire fusionnelle dans l’impasse. François Truffaut atteste dans ce film que l’hypocrisie conjugale peut être quelque chose de pathétique, une maladresse émouvante exprimée à travers l’infinie pureté d’un homme très mal à l’aise dans l’adultère. Pierre incarne cette vieille élite provinciale contre laquelle est en butte la nouvelle vague montante de
Truffaut et ses pairs. Le sourire vengeur de Franca, éternisé au tout dernier gros plan, dans une nouvelle image arrêtée, vient clore, dans une catharsis libératrice, sa souffrance de femme bafouée.
Le distributeur Carlotta supervise la reprise simultanée en salles de 5 films majeurs de François Truffaut dans leurs versions nouvellement remastérisées et restaurées 4K . Outre La peau douce, ressortent : Vivement dimanche, Les deux anglaises et le continent, La femme d’à côté et Tirez sur le pianiste.