10 films d’Hitchcock restaurés de ses débuts ou la quintessence d’un style naissant

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Durant les années 20, l’industrie du film britannique est atone et inconstante; accusant un sérieux déficit de productivité. Elle est battue en brèche et surtout battue froid par l’usine à rêves hollywoodienne érigée en modèle insurpassable de production. Grâce à son oeil cinématique affûté, Alfred Hitchcock va lui insuffler un nouvel élan créatif ; s’affranchissant progressivement des contraintes de production et de la censure. Une carte blanche est accordée à ce « wonder boy » défricheur pour sortir le cinéma britannique de l’ornière commerciale dans laquelle il paraît englué. Elle s’exprimera au travers d’une dizaine de films précurseurs. Retour de « manivelle » sur The manxman et Chantage..

« Quand une bombe ou un meurtrier est dans la pièce, Descartes peut aller se faire cuire un oeuf.. » (Alfred Hitchcock)

La laborieuse industrie du film britannique dans les années 20

Entre 1927 et 1932, Alfred Hitchcock est sous contrat avec la British International Pictures, major britannique dont les studios se situent dans la banlieue d’ Elstree, au nord de Londres. Le jeune Hitchcock est féru de théâtre au point de convertir un certain nombre de pièces à succès en films plus qu’honorables .Ce sont pour la majeure partie des oeuvres transitionnelles qui adaptent des drames domestiques.  Sous l’égide de John Maxwell, la BIP conforte un public anglais alors que le cinéma britannique souffre d’un manque de productivité manifeste aussi bien que d’un déficit d’intérêt et d’une mauvaise presse outre-atlantique. Les studios d’Elstree vont mettre en images des pièces et des romans anglais figurant des acteurs anglais le tout dans un conservatisme très « british ». Hitchcock s’active et conserve la main sur une production de films importants.

Encore loin d’être en capacité de réaliser ses ambitions personnelles, le cinéaste bouillonnant à l’imagination roublarde, fougueuse, provocatrice et au caractère exubérant se prend à rêver que le médium cinématographique pourrait bien être une expérience différente du théâtre, son antithèse. Il ressent les premiers titillements d’une ambition et d’une esthétique personnelles au contact des pièces de théâtre et sous l’influence décisive des films américains qu’il se plaît à visionner tels David Wark Griffith ,Cecil B. de Mille ou encore Chaplin. En plus d’affectionner le théâtre et les auteurs anglo-saxons de son temps, Hitchcock est un cinéphile compulsif.

En comparaison de la production hollywoodienne, l’industrie du film britannique fait figure de parent pauvre. Considérés comme inférieurs en qualité, les films « british », dans l’ensemble, jouissent d’une piètre réputation. Souvent taxés d’insularisme avec leurs expressions familières incomprises du public américain. Bi-dimensionnels et ternes, ils souffrent d’un manque criant de relief dû à un défaut d’éclairage en contrejour.

Les ambitions du « wonder boy » des studios d’Elstree

Forgé dans le creuset des studios Islington rebaptisés Gainsborough, Hitchcock effectue son apprentissage de cinéaste aux côtés de sa muse cinématographique Alma Réville. Elle deviendra son épouse à la ville et son « alter ego » avec laquelle il formera un tandem symbiotique de légende. Le cinéaste en devenir fait alors office d’électron libre et se révèle rapidement le « wonder boy » des studios de par son talent naissant, son bagout,  sa vivacité d’esprit, sa personnalité pleine d’entrain et d’assurance. « Ce qui est suggéré est toujours plus convaincant que ce qui est montré » devient son mantra faisant explicitement référence à Wilhem Friedrich Murnau, un de ses mentors qu’il a vu en action notamment sur le tournage de Le dernier des hommes (1923) : « Ce que vous voyez sur un plateau ne compte pas. Tout ce qui importe est ce que vous restituez à l’écran. ».

A l’endoctrinement américain d’ Hitchcock s’ajoute l’influence visuelle esthétique de l’expressionnisme allemand. Pierre angulaire de sa démarche artistique, la réalité est sans importance tant que l’illusion est effective. Architectural dans son dimensionnement, méticuleusement agencé et davantage concerné par l’atmosphère, le cinéma germanique est inspirant pour Hitchcock. Le studio est un laboratoire mais tourner en extérieurs et décors naturels lui permet de braconner un peu de la réalité pour la mélanger à ses rêves échafaudés en studio. De plus, celui qu’on ne surnomme pas encore « le maître du suspense » détient en propre cet art de susciter les éléments dramatiques susceptibles de servir au mieux sa propension à raconter une histoire unique et captivante. S’ajoute un sens infaillible du marketing et une faculté rare de prévisualisation qui fait le reste et met en scène la situation dynamique magnifiant l’impact émotionnel sur le spectateur.

Sous ces auspices et dans sa quête insatiable d’un effet cinématique, « le film doit toujours avoir le dernier mot sur la raison ».  Là où la plupart des cinéastes de son temps dénotent d’une syntaxe limitée usant des plans d’ensemble et des fondus enchaînés, Hitchcock les relègue comme il ferait d’un objet au grenier ; les considérant comme passés de mode et comme les vestiges de techniques conventionnelles et surannées, pour ne pas dire obsolètes, liées à la scène théâtrale singeant l’ouverture et la fermeture du manteau d’arlequin. Hitchcock expérimente et investit le champ de prise de vues. Son oeil cinématique rejette l’ouverture systématique sur un plan inaugural d’ensemble pour poursuivre avec un plan moyen et un gros plan. Bien plutôt, il choisit de contrôler la profondeur de champ en ouvrant sur un gros plan pour fermer sur un plan général. Sa « caméra flottante » -technique qu’il a appris de Murnau toujours sur le tournage du Dernier des hommes – est mobile par excellence.  Elle  s’insinue autour de l’action rejetant l’uniformité de l’avant-scène théâtrale du type proscénium.

De ses premières armes de metteur en scène, Hitchcock apprend non sans une certaine jubilation rien moins qu’à se jouer de la tutelle encombrante du front office de la production , à s’accommoder des décisions de casting, à contourner la censure et à s’affranchir des finalités de sa tâche de superviseur.

 

 

The manxman, chant du cygne de la production muette d’Hitchcock

Adapté d’un roman de Hall Caine, le Manxman du titre désigne un marin-pêcheur de l’île de Man nichée au coeur des Cornouailles. Le drame domestique insulaire confine au mélodrame qui aborde le thème complexe de la maternité d’un enfant illégitime au sein d’un hameau villageois peuplé par une communauté de pêcheurs farouches.  Un essaim de bateaux à voile pénètre la rade de ce coin de terre isolé du reste du monde. La triangulation amoureuse est subtilement posée dans l’écrin naturel: le pêcheur exalté Pete Quillam (Carl Brisson) et Philip Christian (Malcom Keen), l’avocat ambitieux tourmenté, promu à devenir juge du comté de l’île de Man, autorité suprême au sein d’une société rigoriste. Amis d’enfance, ils convoitent la même femme: Kate (Anny Ondra), reine de l’île. Prototype de la blonde hitchcockienne à l’écran, Anny Ondra incarne une frêle héroïne partagée entre deux hommes que sépare leur statut social. Hitchcock la filme dans un halo d’indécision qu’accentue le balayage impressionniste du phare de l’île. Son coeur à prendre oscille entre l’amour pour ces deux hommes. Elle promet imprudemment à Pete de lui être fidèle jusqu’à son retour de voyage en Afrique du sud où il compte faire fortune pour l’épouser. Il est présumé mort mais, contre toute attente, il revient en fonds. Il retrouve un ami taraudé par la culpabilité et sa dulcinée enceinte de Philip ; rompant le pacte entre eux.  Hitchcock désacralise la pureté inhérente au mariage parodiant sa teneur révérencieuse. S’ensuit un précipité de plans subjectifs en fondus enchaînés culminant dans une composition frontale du mari ignorant, l’épouse sur les charbons ardents et son meilleur ami contrit et honteux. L’intrus vient s’interposer en surimpression sur le gâteau de mariage à deux étages. « Le mariage est une chose respectueuse et les moulins de Dieu sont appelés à moudre le grain à leur rythme » assène l’austère maître de cérémonie.

Chant du cygne et ultime muet, The manxman annonce son film suivant , Chantage, premier parlant transitionnel et film matriciel d’une production à succès qui ne se démentira pas et lui confèrera un renom international. De manière prémonitoire, The manxman semble ajouter le poids de la parole à la culpabilité et l’on perçoit déjà en puissance le cri perçant de Anny Ondra derrière l’évocation saisissante des seules images.

 

 

Chantage, film matriciel de toute la production hitchcockienne à venir…

Après la première de septembre 1928 du Chanteur de Jazz (Alan Crosland -1927) considéré comme le premier film sonore de l’histoire du cinéma, la résistance au nouveau médium devait se dissiper. L’avènement du parlant faisait figure d’évènement majeur. Le son rejoignait l’image et leur association n’était pas un simple compagnonnage mais un mariage permanent pour « le meilleur et le pire » en quelque sorte. Le nouvel avatar technologique était voué à compliquer la tâche de la production cinématographique tout en accroissant l’impact émotionnel et dramatique du film ainsi fraîchement appareillé. Insatiable défricheur, Hitchcock se faisait un devoir d’ agiter sa baguette magique sur des problèmes insolubles. La synchronisation sonore en était un qu’il fallut pourtant résoudre dans l’urgence. Hitchcock était bien décidé à relever ce challenge. Il fut prompt à envisager le parlant comme un autre moyen de montage et Chantage, adapté d’une pièce à succès de Charles Bennett, lui servit de film transitionnel puisque la version muette fut directement concomitante à la version parlante.

En parallèle, John Maxwell forgea des accords avec Pathé (la voix de son maître) pour accélérer la conversion au nouveau médium et la synchronisation sonore. Les studios d’Elstree n’étaient pas en reste qui se lancèrent dans des travaux de rénovation et d’insonorisation. A l’avant garde de l’innovation technologique, Hitchcock envisagea Chantage comme le prétexte tout trouvé pour explorer les potentialités du nouveau médium.

 

L’intrigue du film renoue, il est vrai, avec les ingrédients de sexe et de violence préalablement suggérés dans The lodger (1927). La trame narrative est construite sur des quiproquos qui vont « crescendo » comme souvent chez Hitchcock . Afin de parer ses avances sexuelles,  une jeune femme (Anny Ondra) poignarde accidentellement, sous le coup de l’impulsion et dans un réflexe de légitime défense, un artiste-peintre un peu trop entreprenant( Cyril Ritchard). Un témoin oculaire sans scrupules (Donald Calthrop) tente alors de faire chanter la femme. Son petit ami, détective de police John Longden), déchiré entre son devoir et son implication dans la relation amoureuse, parvient à confondre le maître chanteur insinuant.

Le prologue est procédural: une brigade volante est lancée à toute blinde dans une course  poursuite improbable à travers les rues de Londres conduisant à une descente de police et à l’arrestation d’un suspect dans sa tanière, son interrogatoire et une parade d’identification au cours de laquelle il est formellement reconnu. Prétexte pour Hitchcock à filmer la faune battant le pavé du quartier populaire de l’East end et ses particularismes qu’il connaît comme sa poche étant un pur Cockney de naissance. La caméra s’attarde sur les petits commerçants et boutiquiers, les marchands ambulants, les colporteurs, une vendeuse d’allumettes, des policiers, reporters, indicateurs de police, voleurs et pickpockets dans un précipité de plans serrés. au naturalisme quasi documentaire.

Hitchcock y fait aussi l’ un de ses premiers caméos inénarrables en passager du métro londonien affublé de son célèbre feutre mou copieusement chahuté par un garnement incorrigible.  Le réalisateur s’attelle à  trouver un morceau de bravoure spectaculaire comme temps fort et point culminant de son drame policier et c’est Michaël Powell, alors photographe de plateau, qui imagine le final haletant de la course poursuite entre le maître chanteur et la police lancée à ses trousses dans l’enceinte du British Museum, sa salle de lecture et au milieu de momies égyptiennes pour finir en apothéose au sommet du dôme jusqu’à la chute mortelle du « villain » (méchant)  de l’histoire après une poursuite effrénée. Contraint budgétairement, Hitchcock a recours au procédé Schüfftan (du nom du célèbre directeur de la photographie Eugen Schüfftan) lui permettant de contourner l’impossibilité de tourner dans ce lieu public et de satisfaire tout à la fois à une hérésie visuelle  qui lui fait repousser sans cesse les limites entre artifice et réalité ; ce qui lui a déjà valu des critiques acerbes pour The lodger.  Le principe de l’effet Schüfftan réside dans la reconstitution d’un décor en son entier à partir d’un simple truquage ou effet spécial permettant de faire illusion sans avoir à se transporter sur le lieu réel. Une technique qu’il inaugurera avec succès dans The ring dans sa recréation de matchs de boxe dans l’enceinte de l’Albert Hall.

Pas plus que l’acteur Ivor Novello ne devait être perçu à contre-emploi comme l’incarnation de Jack l’éventreur dans The lodger, Anny Ondra ne devait apparaître comme une déprimante criminelle ayant perpétré un crime abominable pour moisir derrière des barreaux de prison. Un dénouement de compromis est donc lissé où le maître-chanteur devient le coupable désigné innocentant la malheureuse héroïne embarquée contre son gré dans une histoire sordide de moeurs. La morale a bon dos mais elle est sauve.

Un récitatif du « couteau » des plus « incisifs »

Alors même que le parlant en est à ses premiers balbutiements, la postsynchronisation est encore inexistante et Hitchcock, incorrigible provocateur et Géo Trouvetou de l’instant, s’ingénie à improviser des montages sonores. Comme dans cette scène clé où Anny Ondra, le jour d’après où elle a poignardé l’artiste peintre agresseur dans son atelier, s’assied, extatique, quasi prostrée et encore sous le choc de son homicide involontaire , à la table du déjeuner dans l’arrière-boutique familiale . Une commère du quartier commente le meurtre sordide narré par les journaux , récriminant contre la manière peu « british »du criminel d’expédier ad patres sa victime avec un couteau. Hitchcock insère alors ce récitatif du couteau jusqu’à le marteler dans le subconscient de son héroïne dont le regard vacillant trahit le désarroi. Le mot « couteau » fait écho comme un leitmotiv sonore persistant faisant sursauter Anny Ondra, les yeux hagards, au point qu’il lui échappe des mains alors qu’elle s’apprête à couper une tranche de pain à la demande de son père.

 

A l’évidence, l’oeuvre naissante et en devenir d’Hitchcock laisse transparaître, dans ses prémices, sa contribution majeure et sa touche personnelle comme l’on a pu dire de la Lubitsch touch. A une époque où le cinéaste est membre sous contrat d’ entreprises de production, la réalisation de ses films  dépend de variables imprévisibles et d’un éventail de collaborateurs. Peu de cinéastes peuvent alors s’enorgueillir d’atteindre le degré de contrôle d’auteur à part entière qui est le sien. En raison de son background au titre de directeur artistique, designer publicitaire, écrivain et superviseur de scénarii et par l’enseignement qu’il a su tirer de l’observation des pionniers expressionnistes allemands, Hitchcock avait acquis cette préscience et acuité visuelle qui forge la consistance d’une vision sur la durée. Quelque 10 ans après avoir établi sa réputation outre-manche, il débarquera à New York pour défier « la grosse pomme »….

L’actuel cycle rétrospectif « HITCHCOCK aux origines du maître du suspense » comporte 10 films restaurés 4K distribués par CARLOTTA en collaboration avec Studio canal visibles déjà en salles et disponibles en coffret DVD/BLURAY à compter du 15 avril. Hormis les films abordés dans notre analyse figurent:The ring, The farmer’s wife Junon et le paon, Meurtre, the skin game, Number seventeen ,A l’est de Shanghaï, A l’américaine (Champagne) et un documentaire « Becoming Hitchcock » qui recoupe la fonction matricielle déterminante de Chantage avec les oeuvres majeures du cinéaste.

*Les sources documentaires de cet article sont tirées de l’essai de Patrick Mc Gilligan: Alfred Hitchcock: une vie d’ombres et de lumière. A signaler pour tous les inconditionnels de l’oeuvre d’Hitchcock l’ouvrage remarquable et passionnant du Dr Stéphane Duckett « Hitchcock in context » (Moreton Street books 2014) qui explore l’oeuvre d’Hitchcock sous l’angle de la criminologie et des faits sociétaux de son temps.

 

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