Judith, Laetitia et les autres
Judith Davis se met en scène par un personnage central dans l’air du temps ; après Jeune femme et son icône Laetitia Dosch (adepte des portraits féminins errants et engagés depuis La Bataille de Solférino), l’écriture au féminin semble s’être cristallisée dans cette image de femmes tiraillées dans leurs vies intime et professionnelles, aux prises avec un réel absurde et un entourage décalé – on peut penser à l’héroïne londonienne de Fleabag (écrite et interprétée par la géniale Phoebe Waller-Bridge) également. Une porte s’est ouverte dans l’écriture contemporaine ; les femmes seules et considérées comme « en échec » par la société ont le droit d’être héroïnes de fiction (et c’est tant mieux !), mais elle est vite devenue un moule pour les scénaristes. Nous sommes dans une impasse ; Justine Triet et sa très attendue Sibyl feront-elles changer le jeu – qui en l’état actuel des choses offre de moins en moins de relief ni de singularité à tous ces portraits ?
Angèle est une femme engagée par le collectif, au point de faire du militantisme son garde-fou ; elle crée un groupe de parole, lance des actions dans des banques, devant la CAF… elle veut réveiller les consciences, recréer un sens de la communauté ; ce travail militant va de pair avec une carrière en urbanisme, qui se cristallise par un projet fou – remplacer le périph qui sépare Paris de Montreuil par des habitations. C’est la métaphore de son action de vie : remplacer la séparation par le lien. Le grand fil rouge du film (et ses entrelacs intimes, familiaux et sentimentaux qui viennent le complexifier et le soutenir) est brillamment maîtrisé et riche de sens.
Cette double casquette de comédienne réalisatrice confère à Judith Davis un regard plus transversal sur sa diégèse ; au risque d’être parfois complaisante dans cette posture facile et narcissique de l’observateur moraliste qui dénude les âmes et le quotidien (en témoigne le face-à-face intense et dérangeant avec la mannequin en plein shooting). Mais le projet du film doit passer par assumer cette posture pour ensuite la critiquer ; la galerie de personnages secondaires (mais pas annexes) apporte un contrepoint saisissant et abrupt sur ce personnage qui veut tout casser.
Une écriture en dents de scie
Tout ce qu’il me reste de la révolution oscille entre une écriture de plateau inspirée du théâtre (à plus forte raison que le film est l’adaptation d’un spectacle), qui vient servir l’élément troupe (chaque personnage existe réellement par son acteur, qui le possède entièrement) ; et une écriture cinématographique du découpage, avec des ping-pongs qui se font passer pour de l’improvisation, redoublés par des champs-contre-champs peu subtils, des répliques savamment trouvées mais débitées comme dans un film de Maïwenn, créant un mélange qui capote parfois.
Le film pèche par des problèmes de rythme, malgré des idées originales et puissantes ; nul projet ne tient plus à cœur et à corps à ses auteurs et ses comédiens que celui-ci, personne n’en doute. Mais Judith Davis marche trop vite, écrit trop vite, devance tout, sans laisser le temps au spectateur pour suivre la cadence ; les séquences s’enchaînent avec trop de brutalité, et nous ne parvenons pas à nous engager là où la situation souhaitait nous emmener. Judith Davis veut nous mettre en colère, elle récolte du malaise ; elle veut nous émouvoir, c’est une moue dubitative. Chaque situation est pourtant décortiquée et construite avec soin, elles insistent et jouissent du dialogue, jouant sur la contradiction, coupant la parole, dans le désaccord ; mais elles manquent parfois leur cible. On pensera à une des séquences finales ; la famille d’Angèle (mère fraîchement retrouvée, sœur ex-militante néo-dépressive, neveu, amie de toujours et surtout beau-frère) est réunie dans le Sud chez la matriarche. Un dîner en été, sous une pergola ; un échange conventionnel entre l’amie (brillamment interprétée par Claire Dumas, dont le visage raconte à lui seul sa complexité) et le beau-frère – numéro 2 ou 3 dans une grande boîte, jamais sans son polo Lacoste, et complètement aliéné par un système qui broie l’humain. On sent déjà la dialectique idéologique se mettre en place ; le dialogue s’envenime à l’occasion d’un jeu malsain, où le beau-frère use de ses armes de macho, violence verbale, puis physique (il la frappe et l’humilie), se transforme en bête enragée (pour une fois que « l’hystérique » de service n’est pas une femme…) et quitte la maison.
Ce que Judith Davis en retient, c’est l’incapacité à communiquer, très vite résolue par l’intégration de ce beau-frère misogyne et violent au collectif militant auquel l’héroïne participe. Résolution trop facile, qui évite la véritable question ; cette violence peut-elle se résoudre par un tour magique d’écriture ? Un homme violent, méprisant, et haineux des femmes (adepte du mansplaining et faisant peser une énorme charge mentale sur son épouse) a-t-il le droit de se transformer deus ex machina en agneau à 30 secondes de la fin du film ?
La politique du film, c’est son indépendance
Cet exemple pose la question peut-être la plus importante du film ; ouvrir ou fermer, il faut choisir. La force de Tout ce qu’il me reste de la révolution, c’est de ne jamais fermer son récit ni son propos ; toujours poser des questions, toujours suspendre sans jamais affirmer ou clore par un oui/non franc. L’enjeu politique du film c’est de sortir de sa durée et de sa forme pour se répandre hors de l’objet ; pari que Judith Davis réussit jusqu’aux trois quarts du film. Incapacité à se comprendre au sein même du collectif (7 personnages réunis dans une salle de classe de CP une fois par semaine), de la famille (les soixante-huitards rabat-joie contre la jeunesse active et pleine d’espoir), même au sein du couple (comment s’abandonner à quelqu’un qui deux heures plus tard vous fait un laïus cynique et nihiliste sur le monde) … Bref, comment vivre ensemble alors même que nous vivons ensemble ? C’est la question que pose et développent brillamment Judith Davis et Cécile Vargaftig tout au long du récit, qui se clôture comme une comédie romantique étroite d’esprit et de perspectives.
Une petite musique toute douce dans une piscine sur un couple amoureux (réconcilié par on ne sait quel miracle), observé par des enfants (la nouvelle génération, l’avenir plein d’espoir, on dirait un slogan de campagne), et des gens « ordinaires » traversant l’espace comme on traverse la rue. Une image si consensuelle et démagogique fait frémir, surtout après toutes ces portes ouvertes, ces réflexions engagées pendant près d’une heure trente.
Pourtant, pendant une des réunions du collectif (passionnantes parce qu’informelles, souvent pas abouties, avec une caméra toujours en retard), Angèle affirme que l’humain est plein de contradictions, qu’il doit vivre avec et ne surtout pas les refuser ou les lisser. Ce que nous propose donc Judith Davis, c’est une équation qui pourrait être impossible, irrésoluble et éminemment politique. Au lieu de cela, le film cède aux impératifs du genre de la romance optimiste en se résolvant : il efface ce qu’il vient de construire, il vient hiérarchiser les thématiques, se résumant à une histoire d’amour entre deux hétéros. Il est compliqué de (bien) vivre, et de vivre avec des gens avec qui l’on est pas d’accord ; les histoires ne se finissent pas forcément bien, et personne n’est obligé de remplacer sa colère / son malheur par un bonheur conventionnel : cette fin vient cacher le contenu politique qui revendiquait l’arnaque de l’happycratie, mais elle nous déçoit en cédant au happy ending.