Le brouillard du premier plan du film, d’où surgit le bateau qui fait cap vers Shutter Island, se pose sur toutes les pistes de l’enquête et ne se dissipe qu’à la fin du long métrage. Les indices parsemés au cours du film pour nous souffler le schéma qui nous fait avancer nous paraissent anormaux. Quand Teddy Daniels franchit la grille de l’hôpital-prison pour la première fois, les malades paraissent étrangement dégarnis et amaigris comme s’ils venaient d’un camp de concentration et les gardes, à l’opposé, forts, insistants et menaçants, comme si les bâtiments de l’hôpital enfermaient un mystère lourd et impénétrable.
L’action du film se déroule dans les années 50, années de guerre froide et de paranoïa collective, silencieuse ou hystérique. C’est l’époque durant laquelle a grandi Martin Scorsese et c’est l’une des raisons de son choix d’adapter le roman éponyme de Dennis Lehane. Cette période est aussi marquée par la profusion de films noirs et de longs métrages à motifs psychanalytiques (La maison du Dr Edwards, Hitchcock, 1945, L’Inconnu du Nord-Express, 1951, Hitchcock, Soudain l’été dernier, Mankiewicz, 1959). Scorsese décide de mélanger les deux styles, non sans apporter sa touche personnelle.
La structure narrative de Shutter Island pourrait correspondre aux caractéristiques du récit cinématographique classique des années 40, car c’est là que le flashback et les sauts temporels acquièrent leur vraie force et utilité. Néanmoins, la ligne narrative du film ne se contente pas d’expliquer les troubles de Teddy Daniels par des flashbacks de style cathartique. Au lieu de suivre l’écoulement de faits objectifs, le réalisateur joue avec la perception du spectateur, nous met dans la peau de Daniels, – sans en être dans un premier temps conscient -, alors que celui-ci se construit sa propre chaîne causale des faits. Cette structure-là s’approche de celle de Spider (2002) de Cronenberg, où le héros bute chaque fois contre un mur en cherchant la réponse et en essayant d’aller plus loin dans sa conscience, puis s’y perd définitivement. Le spectateur fait ici l’expérience de la conscience schizophrène.
A la fin du film, Teddy Daniels semble demander en toute conscience "Qu’est-ce qui serait mieux ? Vivre comme un monstre ou mourir en homme bien ?" Parle-t-il de cet officier allemand, qui s’était raté au moment de la libération de camp de Dachau, qu’il a vu agoniser ? Parle-t-il de sa conscience monstrueuse et torturée qui ne trouve plus ni répit, ni repos ? Ou alors de la monstruosité de l’humanité qui s’inflige des horreurs de la guerre ? « Toutes les guerres se ressemblent », dit Scorsese. Chacun porte sa part de culpabilité en soi.
Projection Island
Shutter Island est un long métrage troublant. La manipulation est au cœur du projet. A la fois en tant que thématique, mais aussi comme processus de mise en scène. Sous les dehors classiques du film d’enquête, Scorsese va inextricablement lier scénario et mise en scène afin d’orienter notre regard et de nous diriger en permanence. Autant le film est empli d’éléments étranges, autant le réalisateur fait tout pour nous mettre en confiance par une histoire et forme une d’apparence classique : un jeune marshal et son nouveau co-équipier sur une nouvelle enquête dans une île-hôpital psychiatrique.
Assez naturellement, le film adopte le point de vue du marshal (Teddy Daniels/Leonardo DiCaprio), une position de découvreur donc, et la conserve pendant toute sa durée. Nous sommes donc prisonniers du regard forcément partial de l’enquêteur. Nous n’aurons jamais de vision globale, omnisciente. Il s’agit là d’une attitude assez courante de volonté d’identification du spectateur à un personnage, souvent le principal. On voit avec ses yeux, on est dans la peau du marshal Daniels. Tout ce qui va lui arriver nous atteint directement. Le cinéma a longtemps assumé cette fonction de jeu de rôle pour le spectateur. Le film d’enquête et le cinéma classique, américain notamment, reposent fréquemment sur ce processus d’identification. Et Shutter Island ne manque pas d’y faire référence. Formellement, le film n’est pas sans rappeler d’autres œuvres, La Mort aux trousses (North by northwest, Alfred Hitchcock, 1959) notamment. Histoires différentes, mais effets similaires : un personnage est jeté dans une situation dont il ne possède pas les clefs. Toute son énergie, et la nôtre, seront utilisées pour comprendre et transcender cet état.
Scorsese pousse plus en avant le processus d’identification en masquant tout élément qui pourrait mettre en doute les interprétations du marshal (les nôtres par extension). Le film agit donc comme un dispositif de restriction de la vision. Scorsese passe deux heures à entraver notre vision et placer des œillères destinées à orienter notre regard dans le seul sens du personnage principal. Il n’y a pas d’autres choix possibles dans Shutter Island, du moins dans la majeure partie du film. Scorsese bâtit une véritable forteresse, via le découpage des séquences, des ellipses temporelles et des flashbacks/visions. Cette forteresse semble imprenable et tout ce qui pourrait détruire l’édifice apparaît comme une entrave à l’enquête et à la démarche personnelle du héros, démarche qu’on ne pense pas à remettre en cause tant elle nous semble évidente et qui nous pousse à renier tout ce qui pourrait être hors cadre. Au-delà de la seule adaptation fidèle d’un roman et d’un scénario apparemment balisé autour d’un twist final à sensation, le film est plus une affaire de construction. Construction cinématographique, construction mentale et psychologique. Dans de nombreux de films de Scorsese, tout est affaire de croyance (des Affranchis aux Infiltrés par exemple) : confiance des personnages entre eux, confiance du spectateur au personnage, du spectateur au réalisateur…
La notion d’identification du spectateur à un personnage vient mettre en avant l’un des aspects primordiaux de la nature même du cinéma : la projection. En effet, le cinéma est, en partie, un art de la projection : celle de la lumière qui traverse la pellicule et vient inscrire les images sur un écran. Même si aujourd’hui la multiplication des supports de diffusion (feus la vhs et le dvd), le tournage et la projection numérique viennent rendre caduques l’idée de la pellicule, le cinéma reste tout de même cet art de la lumière projetée. Il n’est donc pas étonnant de voir nombre de metteurs en scène illustrer cette essence du cinéma par le biais de leurs histoires. Si l’on s’identifie complètement au personnage (une image projetée sur un écran), Shutter Island peut ainsi être lu d’une nouvelle manière. Comment dès lors ne pas penser que ce que voit ce personnage est aussi une projection, mentale cette fois-ci : il s’agit de sa projection. Idée qui implique de réinterroger tout ce que nous pouvons croire des images et de les voir comme une mise en scène. Celle de Scorsese évidemment, mais celle du marshal Daniels avant tout. On regarde aussi à l’écran le film d’un personnage, la projection mentale d’un homme qui se protège. Cette île est une scène, un plateau de jeu. Des pions s’y déplacent, avancent sur les cases sur lesquelles la règle leur permet de se mouvoir. Leur possibilité de déambulation les fait parfois sortir de notre champ de vision. On sent bien que l’on n’avance pas nécessairement dans la même direction qu’eux, ni à la même vitesse. Ainsi la révélation finale n’en est plus vraiment une. Au cœur de cet espace mental que sont le film et l’île, nous avions déjà la solution en nous, depuis longtemps. Si twist il y a, c’est le film lui-même, dans son intégralité, à chaque instant, qui en est un. Le twist d’un jeu de dupe dans lequel personne n’est réellement dupe.