Quand Howard Beale (Peter Finch), présentateur sur le déclin du journal télévisé d’une chaîne en pleine restructuration, apprend son licenciement imminent, il annonce devant les téléspectateurs qu’il mettra fin à ses jours lors de sa dernière apparition en direct. Le spectaculaire regain d’audience que suscite cette déclaration n’est pas sans intriguer les décideurs de la chaîne, qui voient là l’occasion en or de relancer une entreprise moribonde… Ainsi, c’est sur un dysfonctionnement du système que s’ouvre Network, portrait du monde médiatique d’une virulence typiquement seventies. Dès lors, en regard du succès imprévu de cette mécanique qui se grippe, une question se fait jour dans les coulisses dépeintes par le film : comment s’approprier l’anomalie pour renforcer le système ?
En offrant à Howard Beale l’écrin de luxe d’une émission spéciale en prime time, pour éructer à loisir et jusqu’à la démence ses opinions trop longtemps frustrées par un métier à la neutralité aliénante, la chaîne se découvre une véritable manne d’or. Déversant sa bile sur les institutions dominantes, le présentateur enragé voit son audience grimper en flèche, jusqu’à devenir un véritable phénomène de société. Cette pensée d’insoumission, dévoyée en argument de spectacle, mue alors en pur slogan publicitaire : les téléspectateurs obéissent aux injonctions de Beale, se délivrant ainsi, le temps d’un show télévisé, de toutes leurs angoisses et énergies subversives pour mieux s’en retourner, inoffensifs, à leurs occupations quotidiennes. Dans le monde terrifiant que dépeint Network, s’il y a révolte ou contestation, elle n’est plus que télévisuelle, c’est-à-dire qu’elle ne se réalise plus qu’à travers le truchement cathartique du petit écran, et non plus dans la « vraie vie ». La télévision, en tant qu’instrument du système, exécute son véritable dessein en donnant la parole aux énergies de contre-pouvoir, pour mieux, littéralement, les « mettre en boîte », les « encadrer ». Ce processus de récupération se traduit dans le film par un paradoxe terrifiant en forme de théorème implacable : plus la parole du présentateur est audible, plus son discours critique est assimilé, et plus il fait le jeu du pouvoir. Lorsque Beale, après une rencontre avec l’obscur directeur de la chaîne, finit par se rallier à l’idéologie dominante en la véhiculant dans son émission, le taux d’audience décline irrémédiablement – preuve que la pérennité du petit écran repose sur la dissimulation des principes qui le fondent.
Dans ce portrait au vitriol du milieu médiatique, Network dépeint un univers implacable où la question de l’éthique est depuis longtemps périmée. Si Lumet filme des individus, c’est avant tout un système dans toute sa perversité et ses ramifications opaques qui occupe le premier plan. Il y a bien Max Schumacher (William Holden), cette figure intègre du journaliste vieillissant, pour établir un pont avec le spectateur, mais le personnage n’a rien d’héroïque : rapidement mis au ban des évènements, il est condamné à l’inaction, réduit à une fonction d’observateur impuissant. Que lui reste-t-il alors ? La parole, peut-être ? Celle-ci, pourtant, n’est qu’un leurre de plus. Quand, sur le point de la quitter, Schumacher se met à faire la morale à sa jeune maîtresse, Diane Christensen (Faye Dunaway), qui n’est autre que la programmatrice la plus performante du network, sa puissante diatribe ne débouche chez la jeune femme sur aucune remise en question, aucun sentiment rédempteur. Bien au contraire, elle ne fait que renforcer sa position – c’est elle qui, peu de temps après, fomentera l’idée du meurtre de Beale pendant son émission. De fait, dans ce système globalisant, les décideurs paraissent aussi prisonniers que leurs téléspectateurs d’un processus d’aliénation généralisé. Le peuple, ce grand hors-champ, est quant à lui réduit à quelques silhouettes d’un soir reproduisant un slogan de colère à la fenêtre de leur appartement, ou un public de plateau télévisé obéissant mécaniquement aux directives du chauffeur de salle. Sinon, il n’est que chiffre, pourcentage, part d’audience déclamée à loisir par des journalistes avides – forme abstraite, à la fois origine et finalité de la dérive, objet de manipulation autant que sujet déterminant la pérennité du show.
À l’origine, il y a le script brillant et visionnaire de Paddy Chayefsky, que Sidney Lumet respecte scrupuleusement, sans pour autant réduire son apport à la simple illustration. Si le réalisateur de Douze hommes en colère (1957) opte pour une succession quasi-théâtrale de séquences d’intérieur où le dialogue constitue la pleine mesure, c’est bien parce qu’en définitive Network est un film sur la parole – celle que l’on marchande, que l’on dévoie, que l’on mythifie ou que l’on étouffe. Sa mise en scène âpre et carrée, presque austère, se fait cependant plus stylisée, à tendance baroque, dans des moments bien précis : quand Howard Beale s’adonne à ses véhéments monologues sur le plateau de télévision, et lorsque le directeur de la chaîne lui fait part de sa vision du monde. Les deux hommes apparaissent alors comme des figures prophétiques, pantins grotesques et désarticulés déclenchant une fascination proche de l’idolâtrie. La télévision est la religion du monde moderne, et l’idéologie dominante, son mythe fondateur – telle est l’impression que laisse, en filigrane, ces passages édifiants.
Et Network de s’achever comme il avait commencé : sur une image diffractée en multitude d’écrans qui se neutralisent les uns les autres. Le parcours d’Howard Beale, extirpé par le cinéma au mouvement insensible et sans mémoire du médium télévisuel, n’aura été rien de plus qu’un petit accroc sans conséquences, un faux événement rejoignant le rang de simple image parmi d’autres, interchangeable, diluée dans la masse des flux perpétuels de l’information.