“Une religieuse hors de sa clôture est comme un arbre hors de terre, comme un poisson hors de l’eau, comme une brebis hors de sa bergerie et en danger d’être dévorée par les loups ; et, par conséquent, dans un état tout à fait opposé à la vie régulière qu’elle a embrassée.” (1681- Jean-Baptiste Thiers)
Dévouées à leur seul apostolat, les religieuses se cloîtrent dans une vie monacale de contemplation
Le XVIIe siècle connaît un renouveau de féminisation dans les rangs des vocations apostoliques de l’église catholique. La tradition médiévale n’offre à la religieuse d’autre alternative que le couvent. Prendre le voile avec le vœu de clôture perpétuel qu’il implique. Entièrement dévouées à leur seul apostolat, les moniales que forment la congrégation des ursulines prononcent des vœux monastiques les contraignant d’abandonner définitivement tout engagement dans le monde autre que religieux. Réunies dans un but exclusivement pieux, ces femmes se cloîtrent dans une vie monacale
traditionnelle de contemplation.
Les premières ursulines se perçoivent comme des anges tutélaires participant d’un dessein divin qui entend faire la guerre à l’enfer, détruire le vice, établir le règne des vertus et conserver l’innocence dans les âmes. Vaste programme qui remonte à un préjugé tenace selon lequel la femme est décrétée non seulement fragile, vulnérable mais susceptible de se laisser séduire; sa vertu et son intellect étant jugés inférieurs à ceux de l’homme. A cette époque façonnée par les préceptes médiévaux d’une religion catholique rigoriste, la liberté du corps de la femme symbolise le vagabondage des mœurs, l’indocilité et la perversion.
Fantasmagorie apocalyptique à la Tarkovski
S’inspirant de l’affaire des possédés de Loudun en 1634, où l’abbé Urbain Grandier, accusé d’avoir suborné les couventines d’une institution, est brûlé vif sur le bûcher sur l’accusation de sorcellerie. Kawalerowicz adapte le roman de Jaroslaw Iswakiéwics qui, prenant le prétexte du prêtre réprouvé par la communauté ecclésiale et condamné par ordre de Richelieu, transpose l’action dans un hameau villageois désolé des environs de Lodz.
L’humble père Suryn (Mieczyslaw Voit) est dépêché auprès des moniales du couvent. Il se dispose à pénétrer l’enceinte épaisse et chargée de maléfices de l’institution conventuelle comme s’il enfreignait les confins du monde des nonnes sous un nuage lourd de présages. Tandis que la rumeur enfle, alimentée par les villageois, selon laquelle certains actes vils seraient commis par les sœurs de l’abbatiale. Mère Jeanne des anges (Lucyna Winnicka) révèle à l’ecclésiaste novice
le sort réservé au précédent prêtre en exercice dont les restes carbonisés sont encore apparents près du bûcher. Littéralement horrifié et désemparé par ce qu’il découvre, il fait promettre à la mère supérieure de soulager son affliction même s’il doit perdre son âme dans sa mission d’exorcisme; devenant un martyre dans la lutte contre l’influence de Satan et ses manifestations.
Restituant l’atmosphère médiévale avec toute l’authenticité requise, Kawalerowicz recourt à une photographie noire et blanc austère et minimaliste dont on voit la texture, dépolie et translucide et qui est l’oeuvre de Frantisek Vlacil. Le cinéaste capture de manière saisissante le dénuement paysager de cette bourgade insignifiante et anonyme, véritable
fantasmagorie apocalyptique à la Tarkovski. Guidé par un souci pointilleux de montrer une manière de réalisme intérieur à l’instar d’un Bresson, il transcende un environnement fruste et stérile, désolé et morne, jusqu’à faire appel aux monodies monastiques pour seule illustration musicale.
Il met en exergue la tentation charnelle, l’exaltation, la puissance destructrice que la dévotion aveugle pourrait engendrer. Une marge étroite sépare l’extase spirituelle du désir sexuel exacerbé par la présence du père exorciseur. Un encouragement qui précipite le Père Sury ou la Mère supérieure à changer un pilier de sainteté en une personne sacrilège et blasphématoire. C’est où la sainteté ou le péché. Et l’ombre du bûcher plane sur l’action du film.
Refoulement sexuel et hystérie de masse
Dans sa palette graphique symbolique et allégorique, davantage que la possession démoniaque, l’œuvre négative suggère un véritable refoulement sexuel conduisant à une hystérie de masse. Quelque dix années plus tard, Ken Russell poussera cette vision au paroxysme de la provocation et de la désintégration de façon anachronique dans Les diables. Le thème de l’enfermement des religieuses prête le flanc à tous les fantasmes. Régulièrement recyclée au cinéma, la
possession au couvent n’est qu’un avatar parmi d’autres. On se souvient du sulfureux Intérieur d’un couvent de Valérian Brockowicz (1977).
Selon Kawalerowicz, athée affranchi, Mère Jeanne des anges, qui emporta le prix spécial du Jury à Cannes en 1961, prend transgressivement position contre le dogme de l’Eglise catholique. Comme on pouvait s’y attendre, cela lui valut en retour de s’attirer les foudres de la censure des communautés du culte catholique qui condamnèrent l’œuvre. Résumant son pamphlet, le cinéaste polonais commente: “il s’agit d’une histoire d’amour entre un homme et une femme qui portent des vêtements sacerdotaux et que leur religion défend de s’aimer. Les démons qui tourmentent ces personnages sont les manifestations externes de leur passion amoureuse refoulée.”
La tension sexuelle est tangible et à son comble entre le Père Suryn et la mère supérieure. La caméra inquisitrice de Kawalerowicz filme au plus près les manifestations hystériques des nonnes possédées, leurs contorsions lascives devant le tribunal ecclésiastique impuissant à chasser les démons des sœurs pécheresses en des cérémonies publiques où les badauds se pressent pour voir ces ursulines en transes spectaculaires.
Le réalisateur n’hésite pas à placer sa caméra en surplomb, dans la position figurative de Dieu. L’imagerie dans Mère Jeanne des Anges est emplie d’un symbolisme virulent. Les sœurs de la congrégation sont vues collectivement dans une pantomime, une sarabande licencieuse à damner un saint. Omniscient, l’objectif de la caméra agit comme l’œil divin. Kawalerowicz révèle ainsi les démons internes de ses personnages aussi bien que leurs démons externes. Le film fait reculer les limites de la Foi et des réalités fracturantes du dogme catholique.
Mère Jeanne des anges est distribué en salle(s) par Tamasa dans une toute nouvelle copie restaurée 4K.