Les Amants crucifiés est un mélodrame absolu dans lequel Mizoguchi semble nous crier le droit à la passion amoureuse ; son film résonne comme un cri de détresse sur la liberté individuelle, sur la nécessité et l’indépendance des relations interpersonnelles, sur l’aliénation exercée par les coutumes, sur la faiblesse des lois sociales par rapport à la force des sentiments.
La structure du film est limpide. Tout se passe comme si l’histoire était écrite d’avance. A la fin du premier quart d’heure, un épisode vient animer la vie de l’imprimerie : des amants vont être crucifiés, et tous les gens de l’imprimerie se pressent pour aller voir la procession accompagnant les amants crucifiés. Vient ensuite un plan incruste d’une barbarie et d’une puissance hors du commun, montrant les amants effectivement crucifiés.On ne met pas beaucoup de temps à comprendre que c’est ce triste sort qui attend nos deux héros, Mohei et O-san. Même si l’on a pas encore confirmation de leur amour réciproque, les regards qu’ils se sont jusque-là lancés ne trompent pas : il se passe quelque chose entre eux. La révélation de leur amour n’est donc pas surprenante, elle apparaît d’ailleurs assez tard dans le film.
Leur fuite est donc sans issue, on sait quel sera son aboutissement. Ainsi, on sent planer dans Les Amants crucifiés un sentiment de fatalité, ô combien présent dans toute l’œuvre de Mizoguchi. Cette idée de fatalité rend finalement l’histoire de ces deux amants si émouvante : malgré la promesse de crucifixion qui les attend, les deux héros décident de vivre jusqu’au bout leur passion. On peut même encore aller plus loin : ils décident de sceller leur union dans la mort.
Retour sur cette tragique mise à mort…
Partie 1 : Une situation qui semble figée
Mohei est un petit employé, certes respecté, mais dont les perspectives de carrière semblent nulles. Sa seule joie dans la vie, on le comprendra par la suite, se résume à aimer secrètement sa maîtresse de maison. Il se contente de cette situation, mais sans pouvoir dire qu’il est heureux. Le fait qu’on le découvre, au début du film, malade, est particulièrement significatif. O-san, elle, est issue d’une famille noble aujourd’hui déchue.
Sa famille l’a sacrifiée en la vendant à un parvenu ; le deal semble clair : Ishun, un homme pour le reste assez odieux, profite de la « particule de noblesse» de sa femme, et en échange lui offre un peu de respectabilité.
Le frère d’O-san l’admettra lui-même « La plus grande erreur aura été de la (O-san) vendre à un homme de trente ans son aîné ». O-san, sans mot dire, accepte, tout comme Mohei, sa condition ; elle est une épouse soumise à la volonté de son mari et aux lois de la société. Mohei et O-san nous sont décrits comme assez conservateurs. O-san, nous l’avons dit, est soumise à son époux, et donc à l’ordre nécessaire à sa réussite économique. Elle condamnera d’ailleurs comme tous les autres gens de l’imprimerie ces amants adultérins menés à la crucifixion, au début du film. Mohei, lui aussi, est animé par un état d’esprit conservateur.
Les règles sont ce quelles sont, il n’est pas question d’y déroger. Il semble respectueux de la lois et des interdits sociaux, il a conscience de la hiérarchie de classe, et s’interdit probablement de convoiter la maîtresse de maison, la femme de son maître (chose étonnante, quand bien même leur amour réciproque sera avoué, il continuera à la nommer « maîtresse »). Son respect des lois est encore plus prononcé que chez O-san ; on a l’impression que les lois le rassurent en lui offrant un monde cohérant et structuré. Il ne semble désirer qu’une seule chose : la perpétuation de ce monde, quitte à sacrifier son amour pour O-san.On sent bien sûr qu’entre O-san et Mohei, il se passe quelque chose.
Mais tout reste à l’état latent, refoulé. Ishun est quant à lui un personnage odieux. Il ne pense les choses que par rapport à sa propre personne. On le sent avide de reconnaissance, en particulier sociale. Sa puissance économique lui permet de mettre à ses pieds les nobles du pays entier. Mais il se sent probablement méprisé socialement par ces mêmes nobles. Il décharge l’aigreur inhérente à cette situation sur son propre entourage. Il est un chef dur et ingrat, son pouvoir de domination se ressent avec force (notamment lors de l’épisode d’Otama, cette servante dont il tente de faire un objet sexuel). Il n’a que faire d’O-san, mais il sait pertinemment qu’il lui faut deux choses : avoir une femme qui soit belle ; et que cette femme soit fidèle. Son couple n’est donc qu’un arrangement, il n’y a aucune affinité (et encore moins d’intimité) entre lui et O-san. Il ne reconnaît en O-san qu’une qualité : être là quand les nobles le visitent. Et quand il aura des doutes sur la fidélité de sa femme, il lui demandera de se suicider (une femme infidèle provoquerait le déshonneur et la ruine de son établissement).
Partie 2 : La libération par les sentiments
Quel est donc le processus par lequel les deux personnages, en particulier Mohei, parviennent à vivre librement leur passion ?Deux éléments provoquent une série d’évènements qui, dans l’intrigue, conduiront à la fuite des deux personnages : la demande d’argent de Doki (le fère d’O-san) et l’avarice d’Ishun. Doki demande un demi-kan d’or à O-san ; celle-ci sait que son mari, par avarice, refusera. Elle s’adresse donc à Mohei, qui est assez maladroit dans son entreprise (mais qui tente, pour contenter O-san, de frauder : premier signe de l’effondrement du monde droit et structuré de Mohei). Les rebondissements et imbroglios s’enchaînent ensuite jusqu’à la fuite des deux héros. On le voit donc, l’argent, comme bien souvent dans le monde de Mizoguchi, joue un rôle prépondérant, celui de détonateur (voir La Vie d’Oharu).
On pourrait même dire que dans Les Amants crucifiés, le terme de « détonateur » n’est pas assez fort : il faudrait plutôt parler de « dynamiteur ».
Car le monde qui entourait Mohei et O-san semble littéralement voler en éclat ; ce monde était certes cohérant, comme nous l’avons souligné auparavant, mais il ne laissait pas de place pour les sentiments. En se libérant de ce monde, les personnages libèrent leurs propres pulsions, partant en quête d’un univers plus propice à la réalisation de leurs aspirations et de leurs pulsions (en partie libidinales, n’en doutons pas). Autrement dit, le Ca (ensemble des pulsions) des personnages se trouve alors libéré, et l’emporte sur leur Moi (symbolisé chez Mohei, répétons-le, par le respect exacerbé des lois sociales, en particulier du rapport de classe).
Leurs pulsions finissent en quelque sorte par l’emporter sur la Raison. En ce qui concerne O-san, un autre épisode joue le rôle de dynamiteur : quand Otama lui révèle que Ishun lui fait des avances. En fait, c’est le deal même passé avec Ishun qui est alors remis en cause. Car O-san, qui a fait de nombreux sacrifices, s’aperçoit que la relation avec son mari n’est en aucun cas placée sous le signe de la réciprocité.
Pour le dire encore plus clairement, elle aura sacrifié ses pulsions libidinales afin d’être une épouse fidèle ; et là, elle apprend de la bouche de se servante que son mari tente de la tromper (elle doit également s’imaginer qu’il l’a déjà fait ; et effectivement, Ishun est un « noceur », habitué à la compagnie des geishas !). D’un point de vue narratif, la séquence où O-san apprend la vérité de la bouche d’Otama précède la scène qui va tout faire basculer : O-san, pour surprendre son mari, s’installe dans la chambre d’Otama. Mais Mohei la rejoint, et les deux se font surprendre par Ishun. Par la suite, Ishun demandera à O-san de se faire hara-kiri.
O-san, en refusant, indique clairement qu’elle rejette le monde d’Ishun, le monde qui a été le sien pendant si longtemps. Elle veut désormais vivre ses émotions, elle veut satisfaire ses aspirations les plus profondes. Elle a choisi la voie de l’amour…Mohei, lui, parviendra à se libérer de son « ancien monde » un peu plus tard que O-san. Longtemps encore il se sentira inférieur, et refusera de laisser libre cours à ses sentiments. Il culpabilisera également jusqu’à ce qu’O-san lui fasse comprendre ce n’est pas la mort qui pourrait lui faire le plus de mal, mais vivre sans lui.
Bien sûr, au début de la fuite des deux personnages, alors qu’ils ne sont pas encore avoués leur amour mutuel, la « faute » aurait pu être réparée. Mohei aurait pu délaisser O-san, qui elle serait retournée chez son mari en implorant son pardon. Mais, comme nous l’avons signalé, tout se passe comme si l’histoire était par avance écrite.
Deux mécanismes semblent définitivement entrés en action : d’un côté, celui qui amènera les deux amants à décharger leurs pulsions les plus profondes, et à vivre leur amour au grand jour, comme nous venons de l’expliquer longuement. De l’autre, les mécanismes de la corruption, de l’envie, du pouvoir vont provoquer la perte des deux héros : les rivaux et autres ennemis de Ishun espèrent retrouver les deux amants afin de jeter le déshonneur sur Ishun et provoquer sa perte.
Les nobles ont tout intérêt à ce qu’Ishun aille à sa perte, car d’un coup, il effacerait leurs nombreuses dettes. Se trame alors dans l’ombre des deux amants toute un complot visant leur perte. Cet aspect du film ne peut être négligé, il occupe d’ailleurs une place très importante dans le montage (les séquences faisant intervenir les deux amants alternent avec les séquences où le combat à distance entre Ishun et les nobles fait rage).
Conclusion
Les Amants crucifiés est donc un film sur la pulsion d’amour. La passion amoureuse est dotée d’une force dévastatrice, qui finit par libérer toutes les pulsions refoulées au plus profond des deux héros. La mort est bien ce qui attend les deux héros, à la fin de leur périple. Ce n’est bien sûr pas la mort en elle-même qu’ils désiraient. Simplement, ils auront fait un choix, leur choix : celui de l’amour, et de la mort…On ne voit pas vraiment ce que l’on pourrait rajouter sur ce film si « mizoguchien ». Les Amants crucifiés est un mélodrame dur et glacial. Difficile de ne pas être ému par le destin tragique des deux héros. Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas ressentir de la compassion, voire de l’admiration, pour ces deux là.