Juste après le très décevant Vivre dans la peur (1955), Kurosawa décide d’adapter la pièce de Shakespeare Macbeth. Entreprise d’une part périlleuse, puisque Welles a déjà transposé cette œuvre en 1948 ; mais d’autre part intéressante, puisque l’univers shakespearien recoupe, à certains aspects, celui du cinéaste japonais. On notera d’ailleurs que Vivre dans la peur était lui-même une vague évocation du Roi Lear. Ran (1985) se réclamera lui aussi d’une influence shakespearienne (Le Roi Lear également).
Le Château de l’araignée est une adaptation assez libre de la pièce de Shakespeare. La différence la plus évidente est la transposition de l’histoire dans le Japon féodal. « Pourquoi avoir choisi le Japon du XVIème siècle comme cadre de cette adaptation de MacBeth ? On m’a souvent posé la question. La raison en est simple. Cette période de guerres civiles correspondait bien à celle décrite dans Shakespeare ; à tel point que nous avons eu, nous aussi, au Japon, un personnage tel que MacBeth. La transposition du drame dans un cadre japonais m’est donc venue spontanément. J’ai oublié Shakespeare, et j’ai tourné un film comme s’il s’agissait d’une histoire de mon pays » (Akira Kurosawa in Akira Kurosawa, d’Aldo Tassone). Au niveau de la mise en scène, l’influence du théâtre Nô est visible : « La simplicité, la puissance, la rigueur, la densité du drame me rappelaient le Nô » (idem).
Les spécialistes de Shakespeare définissent Macbeth comme une parabole de la dégradation morale d’un homme qui, avec la complicité pernicieuse de l’inconscient (les sorcières, la Parque dans le film) et de son alter ego (Lady MacBeth, dame Asaji dans le film), s’engage irrémédiablement sur les « voies du mal ». Pour rendre cette parabole encore plus profonde, Kurosawa fait de Washizu, le protagoniste de son histoire, un être a priori tout à fait normal. Il n’est pas vraiment courageux ni ambitieux. Il est en outre facilement influençable. Au début du film, il est présenté comme un samouraï plutôt dévoué et fidèle : il permet à son maître, le seigneur du tant convoité Château de l’araignée, de se débarrasser de ses ennemis. Une fois le prologue achevé, Kurosawa va s’atteler à nous décrire minutieusement les étapes graduelles de l’évolution du protagoniste, corrigeant à l’occasion le texte original. Débute alors un interminable cauchemar, ponctué par la séquence du meurtre du Seigneur du Château de l’araignée.
Washizu, après avoir assassiné son seigneur, tentera bien de « laver sa conscience » en adoptant le fils de son meilleur (et seul) ami ; mais là encore, les événements tourneront au drame : il tuera son ami. Comme l’écrira Kott à propos de Macbeth : « Le rêve d’un ultime crime, qui rompe la chaîne sans fin des meurtres, n’existe pas. Les morts reviennent. Une fois le mécanisme du délit mis en marche, il finit par écraser l’assassin tel un rouleau compresseur. Macbeth s’enfonce toujours d’avantage dans la nuit ». La mort est le seul dénouement envisageable. Impossible de s’y soustraire : Washizu recule vainement en face de la pluie de flèches qui s’abat sur lui, mais, cloué au mur tel un vulgaire insecte, le cou transpercé par la dernière flèche, il s’effondre lentement puis s’écroule sur le sol.
Quant à Asaji, la femme de Washizu, elle est l’incarnation des ténèbres. C’est elle qui insinue le mal dans l’esprit de son mari, le persuadant que « dans ce monde pervers, nous devons frapper les premiers, si nous ne voulons pas devenir les victimes ». Elle organise les deux crimes odieux perpétrés par son mari.
Le Château de l’araignée relate donc la descente aux d’un homme irrémédiablement engagé sur « les voies du mal ». Un souffle de barbarie transperce le film de bout en bout. Le brouillard quasi-permanant et les jeux d’ombres et de lumières confèrent au visuel du film un aspect fulgurant. C’est un Kurosawa presque expressionniste qui se dévoile. Sa maîtrise des espaces est toujours aussi évidente, notamment lors des nombreux plans-séquences très théâtralisés. Bref, le cinéaste atteint la quasi perfection formelle. Mais le film ne saurait se résumer à une réussite d’ordre esthétique : Le Château de l’araignée est avant tout une œuvre effrayante, qui hante les esprits comme aucun autre film de Kurosawa.