Une question sous haute tension : la discrimination homosexuelle
Un avocat haut placé sort de sa réserve pour démanteler un réseau de maîtres-chanteurs qui rançonne la communauté homosexuelle de Londres. Dans ce brûlot cinématographique, Basil Dearden observe, comme à travers un vivarium, la victimisation des homosexuels stigmatisés par la loi de 1895 sur la répression des délits sexuels.
L’intrigue policière se déroule dans un climat opaque de tension et de délation propres au film noir qui dilate un « instantané » de la réalité sociale de l’époque. L’avocat se compromet en diligentant sa propre enquête. Comme un procédurier, il recueille les indices lui permettant de remonter la filière jusqu’aux maîtres-chanteurs. La discrimination homosexuelle est un sujet sensible évoqué au cinéma dès 1919 dans un film muet allemand expressionniste, « Différent des autres » de Richard Oswald, où l’infraction à la loi de Weimar assortit la relation consentie entre adultes masculins d’une peine d’emprisonnement ferme de deux ans.
L’oeuvre pionnière défend déjà la thèse d’une logique biologique de l’homosexualité et en fait sans ambiguïté l’apologie avec le renfort didactique d’un sexologue à l’écran. Le chantage est personnifié par un être malfaisant qui revient sans cesse à la charge malgré les efforts entrepris pour l’écarter. Le souci de réhabilitation de l’homosexualité l’emporte sur toute autre considération. C’est un cheval de bataille qui nécessite d’être enfourché à chaque croisade.
Le fléau de la victimisation
Courageusement, La Victime prend le sujet à bras le corps. Son casting expose ses acteurs. Nombre de ceux pressentis dans les rôles-clé de l’avocat et de sa femme aimante les déclinent sans états d’âme ; redoutant d’être blacklistés, déclassés ou que leur carrière soit ruinée à jamais. Seuls Dirk Bogarde (l’avocat Melville Farr) et Sylvia Syms (Laura, sa femme) font front et s’impliquent soit par affinité personnelle ou devoir moral.
Une affaire scandaleuse de sollicitation de jeunes mineurs (cottaging) dans des toilettes publiques incriminant l’acteur John Gielgud en 1952 vient ajouter à la confusion ambiante. Ces penchants pédophiles nécessitent de moraliser l’homosexualité. La permissivité accordée en leur temps aux artistes-dramaturges décadents : Oscar Wilde, Noël Coward rencontre une vive réprobation. Choral, le film est complexe dans ses ramifications et n’évite pas la caricature de l’homosexuel en filigrane.
Encore aujourd’hui dans sa réévaluation, il ne cesse de nourrir la controverse tant les préjugés raciaux ont la vie dure.
Personne n’échappe à ce fléau de la victimisation qui consiste à désigner l’homosexualité comme une
pathologie, une maladie honteuse qui condamne ceux qui en sont atteints à n’être que la caricature d’eux-mêmes. Ce n’est donc pas un hasard si c’est un avocat, bras et force agissante de la justice en marche, qui monte au créneau pour prendre la défense des opprimés.
En 1960, l’homosexualité est considérée comme un amour contre-nature, une déviance sexuelle. Et pourtant, les grecs des origines avaient intégré ce qu’on nommait alors la pédérastie comme une pratique sexuelle dominante. En 1861, la peine de mort pour sodomie est abolie en Grande-Bretagne. En 1967, le sexe entre adultes masculins consentants de 21 ans et plus est dépénalisé. Rien entre ces deux avancées législatives. Or, une loi qui envoie des homosexuels en prison prête le flanc à des possibilités
illimitées de chantage.
La trame policière au service d’un sujet de fond épineux
L’intrigue policière de type série noire est un genre consacré par les studios américains. Elle prend racine dans un problème social et se ramifie ensuite par capillarité. Sur le canevas du whodunit qui est leur marque de fabrique, Basil Dearden et Michael Relph quadrillent méthodiquement un quartier londonien où se concentre une faune gay très composite. Les homosexuels les plus faibles retombent invariablement sous la sujétion des plus retors. L’homosexualité latente du maître-chanteur, toujours en embuscade, lui permet d’infiltrer secrètement les milieux gay. Il prononce des phrases sans ambiguïté sur son orientation sexuelle : « mens sana in corpore sanum » . Et sa chambre est couverte d’éphèbes grecs dont la lithographie d’une sculpture du David de Michel-Ange.
Le fil d’Ariane de l’enquête relayée par l’avocat va conduire à l’arrestation du couple de maîtres-chanteurs grâce au coup de filet final de la police. Sa conduite est un acte de bravoure qui n’évite pourtant pas certains écueils narratifs d’auto-apitoiement homosexuels auxquels répondent d’autres clichés homophobes glanés dans les lieux publics.
Homosexualité latente
Melville Farr est un crack du barreau de Londres promu avocat de la Couronne et juge. Influent, il l’est par son rang social qui lui permet de rayonner dans ses attributions et auprès d’un cercle très fermé d’amitiés électives.
Dirk Bogarde incarne un personnage à l’allure guindée que trahit une fêlure interne. Il éprouve une indicible honte à l’égard de son homosexualité latente qu’il a su réprimer derrière une façade de respectabilité qui se lézarde à présent comme sa relation avec sa femme aimante, Laura.
Alors quarantenaire, l’acteur prend toute la mesure du rôle qui lui échoit pour « sortir du placard » et faire une manière de coming-out à bas bruit. Au passage,il casse son image trop lisse de jeune premier idolâtré par son fanclub américain et négocie sans faillir ce nouveau virage dans sa carrière. Sous la robe de l’avocat, l’acteur pousse un « cri du coeur » et dénonce la charte des maîtres chanteurs.
Une traque haletante mesure le pouls de la capitale londonienne
Londres tisse toute une topographie avec son écheveau de rues pittoresques, ses immeubles en construction et son habitat contrasté entre moderne et ancien, ses rangées de maisons résidentielles au cordeau, ses chambres meublées, ses cabines téléphoniques postées à tous les coins de rue, ses pubs effervescents à l’épicentre des discussions de comptoir, ses clubs très fermés, le showroom d’un concessionnaire de voitures de luxe, un salon de coiffure ou une librairie qui servent de plaque tournante au rançonnement des homosexuels ciblés par le réseau de maîtres-chanteurs. Le film collecte toutes ces notations par souci du détail réaliste.
Le personnage central de « la victime » est la ville tentaculaire, atmosphérique et en pleine mutation qui
témoigne d’une intense activité de ruche frémissante. Ces échappées dans la City déroulent un décor à facettes où l’intrigue s’égare pour mieux brouiller les pistes de l’enquête et en retarder l’élucidation.
La séquence d’ouverture offre à ce titre un raccourci saisissant de virtuosité cinématique. « Barret » (Peter McEnery), jeune ouvrier du bâtiment et victime désignée des maîtres-chanteurs, a détourné les fonds de la société où il travaille pour céder à leur pression. Lancé dans une fuite en avant effrénée, il tente de nouer des contacts dans les sphères homosexuelles pour réunir la somme qu’il a dérobée mais la police le cerne. Appréhendé, il se suicide et motive la croisade de Farr qui a négligé son signal de détresse pour l’avertir.
Basil Dearden et Michael Relph reconduisent les vieilles recettes éprouvées du film noir américain dans un temps où le kitchen-sink drama renouvelle les codes narratifs du cinéma classique et affiche son parti-pris de montrer la ville et sa banlieue en expansion et l’écrasement de ses héros de la jeune génération sacrifiée.
Une décade auparavant, dans ses oeuvres réalistes des studios Ealing, The blue lamp (1950) et Pool of London (1951), Dearden mesure le pouls de la mégapole et parcourt ses artères enchevêtrées ,dans une course poursuite haletante, afin de planter le décor policier sur la toile de fond urbaine.
Dans The blue lamp, la traque de la police de quartier se concentrait sur un gangster immature et asocial. Dans Pool of London, les docks de Londres et ses trafiquants étaient prétextes à esquisser une relation interraciale entravée par les préjugés sociaux et la pruderie ambiante. Le thème du racisme sera d’ailleurs développé amplement et avec une étonnante maturité d’expression en avance sur son époque dans Sapphire (1959) qui met à jour la bigoterie criminelle et le racisme ordinaire d’une famille britannique au terme d’une filature minutieuse.
Film-miroir de son temps
Les années 60 sont perçues en Grande-Bretagne comme une période-charnière de reconstruction. Le pays fait place nette des archaïsmes d’une époque intermédiaire d’intolérance, d’injustice et d’homophobie creusant les inégalités sociales. La rénovation d’après-guerre attise les préjugés de classe et de race aussi bien et révèle les béances de la société : la délinquance juvénile, le racisme et l’homophobie.
Au début des années 60, le cinéma britannique se fait le miroir de son temps au risque de passer pour ennuyeux pour son didactisme de bon aloi. Il aborde de front les comportements déviants. Les thèmes sociétaux sont passés au crible de l’investigation qui appellent des solutions d’urgence. La vertu édifiante conférée au divertissement de masse prévaut à l’élaboration de ces oeuvres d’utilité publique.
Certains films traitent de façon minutieuse et approfondie des problèmes de fond émergents. L’homosexualité masculine reste un sujet tabou qui soulève les passions bien que prudemment tenu sous le boisseau.
La victime « sort définitivement l’homosexualité du placard » et met le sujet sur la table « sans prendre de gants ». En cela, le film fait date à jamais dans les annales juridiques et cinématographiques. Aujourd’hui, les crimes haineux LGBT sont en recrudescence au Royaume-Uni. La montée des communautarismes a intensifié le racisme ordinaire et les pratiques sexuelles sont le bouc émissaire de ce fléau des crimes de haine. La croisade continue…