The Blue lamp (Basil Dearden, 1950) : entre investigation policière et film noir
Sur les films britanniques d’après-guerre plane comme une espèce de consensus tacite face à l’agitation sociale qui fait le lit de Procuste. L’Anglais rentre dans les rangs d’une routine institutionnelle et fait corps avec un esprit communautaire. Cet « esprit de corps »incarne les vertus du service public et de la responsabilité civique.
Dans ce contexte de désillusionnement,The Blue lamp oscille entre enquête policière procédurale et film noir calqué sur les codes américains du genre. Rompant par sa veine semi-documentaires avec les comédies en vogue des studios Ealing de la même période, le film fait l’apologie d’une police urbaine exemplaire.
Dès le plan inaugural, la caméra de Basil Dearden panote verticalement depuis le bec de gaz emblématique du poste de police londonien du district de Paddington Green pour plonger dans le tumulte chaotique des exactions du crime organisé. En guise de prologue, le cinéaste fait exécuter à son film une soudaine embardée. Il cède à l’exercice de style en recourant aux ressorts éprouvés du film noir américain : le commentaire off lapidaire dénonçant la recrudescence de la criminalité, les manchettes de journaux rivalisant de sensationnalisme, les images crépitantes de fusillades de rues s’abattant comme une onde de choc sur la ville.
Les prémices pétaradants retombés, l’ordinaire de ces policiers de terrain s’égrène au quotidien tandis qu’ils arpentent les rues ; accomplissant leur ronde routinière, renseignant au passage le quidam en leur qualité de fidèles et dévoués agents de la force publique métropolitaine.
Une parabole à la gloire des petites mains de la police londonienne
Epousant très exactement l’esprit communautaire érigé en règle par Michael Balcon à la tête des studios Ealing, le film repose sur une utopie bienséante qui perçoit la nation et ses corps constitués en tant qu’entité familiale au sens de famille-nation.
The Blue lamp est une parabole à la gloire de ces petites mains de la police qui incarnent « la loi et l’ordre » dans un climat de bienveillance paternaliste.
Les unités des « Bobbies » du nom de leur initiateur en 1828, Robert Peel, formaient une police sans arme affectée à la sécurité de proximité. L’agent de police londonien vêtu de son uniforme caractéristique et de son casque distinctif est devenu au fil du temps une figure « touristique » ancré dans le paysage urbain ; aussi inamovible que le bus à impériale ou le « beefeater » de la Tour de Londres.
A l’image d’épinal du vétéran Georges Dixon (Jack Warren), simple officier de police ,renseignant un passant à l’entame du film répond celle de la jeune relève Mitchell (James Handley) prodiguant les mêmes indications et reconduisant ce code séculaire de bonne conduite à l’épilogue du film.
Faut-il y voir pour autant une œuvre de patronage ou de propagande qui bénéficierait de la caution morale de la police métropolitaine pour la surveillance et de New Scotland Yard pour l’investigation ?
Certes, l’apologue filmique tend à idéaliser dans un didactisme suranné la figure iconique du bobby apparue à l’ère victorienne. Humble garant du maintien de l’ordre public, il apparaît comme un auxiliaire de premier plan en renfort des fins limiers de Scotland Yard et le film battit tous les records d’audience à sa sortie en 1950.
Tom Riley , un desperado du crime organisé
L’intrigue policière se noue avec le meurtre incontrôlé à bout portant du constable Dixon consécutif au braquage du théâtre de cinéma « Coliséum ». Son meurtrier psychopathe n’est autre que Tom Riley (Dirk Bogarde), petit malfrat vicieux désavoué par le milieu de la pègre.
Débutant dans ce rôle non-conventionnel de gouape hystérique, Dirk Bogarde fournit ici une composition convaincante qui donne au film sa noirceur et tranche avec le corporatisme « boy-scout » des escouades d’agents de police. Par sa déviance sournoise et l’imprévisibilité de ses actes, le gangster immature parvient à déjouer les quadrillages et les ratissages du quartier. Il est comme le grain de sable qui enraye l’engrenage policier.
Peu avant l’épisode tragique de l’assassinat de l’agent Dixon, Riley se terre dans sa tanière. L’animal dépravé à l’affût qu’il interprète avec une sensibilité d’écorché vif préfigure ses futurs rôles dans La Bête s’éveille (1956) et The Servant (1962) de Joseph Losey.
Dans une forme d’érotisation fétichiste de l’arme à feu qu’il fourbit avec une délectation morose, Riley mime ses pulsions sexuelles et persécute Diane Lewis (Peggy Evans) qu’il tient sous son emprise malfaisante. On retrouve en demi-teinte l’atmosphère électrisante et poisseuse de confinement de Brighton Rock (John Boulting 1947), film noir précurseur.
Epilogue de l’apologue
Tandis que l’étau se resserre inexorablement sur le déséquilibré, les tenants de la mafia locale s’allient de conserve aux forces de l’ordre sur la brèche pour organiser la battue. Les inspecteurs de Scotland Yard alertent les autorités du stade. Ensemble, ils établissent les guets aux issues afin d’acculer la bête traquée dans le périmètre clos du cynodrome. Un leurre déclenche la course effrénée des lévriers qui se propulsent hors des boxes de départ ; métaphorisant celle des limiers lancés à la poursuite du malfaiteur.
Ce dernier se fond dans l’anonymat commode de la foule des parieurs amassés dans les gradins. C’est compter sans le relais des bookmakers qui propagent par signaux à bras sa localisation dans l’enceinte du stade. Happé par la cohue se déversant vers les sorties comme une vague déferlante, Tom Riley est littéralement catapulté dans les rets de Scotland Yard.
Parodiant M le maudit (Fritz Lang), le code policier rejoint celui de « milieu » qui se mue en indicateur pour mieux neutraliser ce desperado du crime désorganisé.
Pool of London (Basil Dearden, 1951) : une trame policière haletante sur fond de discrimination raciale
La « pool of London » fut jusqu’en 1960 une immense zone fluviale de convoyage de marchandises commerciales entre Tower bridge et la Tour de Londres où venaient s’amarrer pour un temps les cargos déchargeant et rechargeant leurs frets à destination d’autres grands ports fluviaux européens tels que Rotterdam. C’est dans ce port maritime de Londres que s’activaient débardeurs, dockers et arrimeurs encadrés de près par la police douanière allant jusqu’à arraisonner certains navires marchands pour faits de contrebandes.
Le film explore ce microcosme interlope en multipliant les intrigues anecdotiques autour de la trame policière principale : le vol de diamants à l’occasion d’un casse spectaculaire.
La topographie portuaire délimite l’écheveau policier
Plus directement explicite, le titre français du film « Les trafiquants du Dunbar » évoque une sérié B américaine édifiante dont le thème sous-jacent serait le trafic de contrebande. Mais ici point de Gman infiltré tandis que le titre anglais ancre le récit dans une plongée documentaire de carte postale touristique portuaire .
L’action principale est circonscrite dans ces docks mal famés et les entrepôts attenants et se concentre jusque dans les districts londoniens avoisinants. Dans la continuité de The Blue lamp, le choix topographique des quais de Londres est l’épicentre névralgique du polar, son point nodal.
Basil Dearden déplace le viseur de sa caméra cette fois sur ce port de Londres et ses ramifications tentaculaires qui imprègne ce film à suspense d’une atmosphère glauque et ténébreuse.Le décor portuaire réel participe tout entier de cette dimension poétique comme Le Quai des brumes de Carné sans la présence opacifiante du smog. Les docks sont délavés par la pluie et la lumière est diffuse qui ajoure le pavé londonien d’une lueur rasante indéfinie.
Le quartier portuaire devient le véritable héros du film comme celui de Paddington Green l’était dans The Blue lamp. La photo noir & blanc de Gordon Dines est d’une uniformité terreuse qui renvoie à chaque image un faux éclat terne et presque blafard comme pour accréditer sous la chape noire les agissements suspects d’une faune souterraine.
Brève rencontre interraciale
Sur cette toile de fond stylisée au réalisme social très « couleur locale », le personnage-pivot du récit, Dan (Bonar Colleano), incorrigible « dealer » dans l’âme, fraye comme un poisson en eau trouble. Passez muscade ! Le protagoniste escamote tout ce qui passe sur son chemin ; y compris, les touches féminines qu’il collectionne à l’envi.
Son pendant, Johnny (Earl Cameron), jamaïcain, est son faire-valoir ; tout en retenue et dévouement. Ballotté comme un fétu encombrant, ce personnage nuancé bat le pavé et ne fait que tourner les talons lors de ses apparitions ; essuyant rebuffade sur rebuffade. Il esquisse une romance inachevée avec Pat (Susan Shaw) qui laisse le spectateur sur sa faim. Le récit déplace le suspense de péripétie en péripétie comme une bombe à fragmentation qui aurait oublié d’exploser.
Dearden ne se résout pas à développer cette fredaine sentimentale adventice au récit policier et il la torpille à mi-chemin pour en faire une « brève rencontre » sans lendemain. Il ne fait qu’évoquer la question raciale qu’il approfondira dans Sapphire en 1959. Et le film ne cesse d’emprunter des chemins de traverse comme pour brouiller encore davantage la piste policière.
Embringué dans un trafic qui le dépasse et qui dérape pour virer au meurtre transgressif, Dan au grand cœur devient la cible de la traque policière. Et les tensions montent alors que la nasse policière se resserre sur ce « faux coupable ». Basil Dearden apporte un soin particulier à la caractérisation de certains rôles d’outsiders comme celui de Vernon (Max Adrian), l’acrobate de cabaret, qui dégage de sa personnalité inquiétante une onctuosité voire une duplicité homosexuelle latente ; rappelant en demi-teinte certaines figures hitchcockiennes « expressionnistes » peuplant ses films d’avant-guerre.
Le film de Dearden évite le sujet à thèse en se refusant à aborder de front la controverse palpable soulevée par le problème de la discrimination raciale au Royaume Uni. Pour pallier le manque de main d’oeuvre particulièrement sensible à la fin de la seconde guerre mondiale, le gouvernement britannique autorise un afflux massif de l’immigration afro-caribéenne en provenance de ses dominions coloniaux qui marque le début du multiculturalisme dans le pays. Tout au long du film, Le personnage de Johnny, qui n’est qu’un avatar de ce flux migratoire, attire en germe les préjugés raciaux qui le feront renoncer à son histoire d’amour larvée avec Pat.
Aussi, le réalisateur ne fait-il qu’effleurer un autre tabou sociétal : celui de l’homosexualité qu’il sera le premier à trancher comme un nœud gordien dans un autre thriller : La Victime (1961). Le parti-pris esthétique de noirceur du film coïncide avec la noirceur de son propos.
Loin d’être simplificateur ou schématique, le réalisme social documentaire enchâssé dans le canevas policier agit comme un puissant révélateur des bouleversements de la société britannique en mettant au jour les symptômes superficiels d’un mal existentiel plus profond.
Payroll (Sidney Hayers, 1961) : les ratés d’un casse ébouriffant
Payroll relate les préliminaires tumultueux et les ratés d’ un casse ébouriffant exécuté à l’aide de deux véhicules- béliers pour forcer un fourgon blindé transportant la paie des employés d’une usine.
Ironiquement, le film s’ouvre sur un simulacre de braquage fracassant et retentissant comme la sirène d’alarme qu’il déclenche. Le test diligenté par son inventeur-transporteur de fonds est sensé démontrer l’inviolabilité du système de sûreté à toute épreuve aménagé à bord de la camionnette.
D’entrée de jeu, le film annonce sa tonalité grinçante et ses dérapages tonitruants. Les tensions et les frictions sont à leur comble et ce sont les systèmes nerveux qui se dérèglent dans cette pochade canularesque à l’emporte-pièce où tout semble aller de travers et rien se dérouler comme prévu.
Les braqueurs sont donc mis à contribution et rivalisent d’imagination pour arriver à leurs fins. Aucun dessein contradictoire ne semble devoir les faire dévier d’un iota de leur projet initial ; du moins sur le papier. Dans Payroll, les gangsters forment une bande hétéroclite affichant éloquemment leurs dissemblances sociales. Rien à priori ne semble les prédisposer à opérer de concert si ce n’est l’appât d’un gain supposé facile. Le facteur humain est toujours le talon d’Achille de ce type d’entreprise hasardeuse.
C’est en braquant qu’on devient délinquant
« C’est en forgeant qu’on devient forgeron » se récrie Johnny Mellors (Michael Craig), chef de bande « volage » froidement opérationnel et calculateur alors qu’il s’adresse à son gang à la veille de l’exécution du casse du fourgon de la firme Kneales. Et, de fait, il faudra moult tentatives avortées avant que la camionnette sécurisée finisse par céder sous les coups de boutoir répétés des camions-bélier.
Laborieusement mené de bout en bout, le hold-up est bâclé à l’arrache même si il constitue le « morceau de bravoure » ou pour mieux dire de lâcheté du film. Le convoyeur Parker et « Charlie la gagne », l’un des braqueurs loosers sont tués dans l’entreprise.
Dans la mythologie du hold-up, le vol à main armé est le plus prévisible dans son modus operandi et c’est le degré de détermination des truands conjugué à l’effet de surprise qui semble augurer de son succès ou non. Le braquage à l’ancienne par définition est fait pour tomber en désuétude .Il est voué à se réinventer à chaque fois même si sa finalité est invariablement la même comme si le hold-up appartenait au domaine public. Chacun rêve non de faire sa pelote mais de toucher le pactole et l’appât du gain est plus fort que le gain en soi-même. Payroll joue de ces réflexes conditionnés du spectateur en même temps qu’il élancent les nerfs des gangsters en usant de contretemps inopportuns.
Le cinéma magnifie la combinatoire du hold-up. Le butin aimante et pimente les actions et les interactions entre protagonistes; exacerbe les désirs et les pulsions, l’esprit de lucre et les trahisons qu’il génère. Dès que l’argent détourné est à portée de mains, il devient la proie de chacun, l’objet irrationnel du désir de tous ; détraquant toutes les relations et suscitant toutes les convoitises jusqu’aux plus inavouables. La loi de la jungle fait place nette à la loi du gang dans une logique comptable imperturbable qui s’autorise toutes les transgressions et ici toutes les digressions.
La cartographie d’un hold-up « de haut vol »
Payroll délaisse le décor stéréotypé de carte postale de Londres pour capturer l’atmosphère particulière d’une ville industrielle du Nord-Est, Newcastle, bassin sidérurgique .
Sidney Hayers, le réalisateur, a jeté son dévolu sur cette ville pour son atmosphère affairée de cité minière au même titre que Liverpool ou Birmingham ; aussi pour son architecture caractéristique entre ville haute et ville basse, ses rocades de contournement et l’entrelacs de ponts qui la traversent.
Avec son réseau de ramifications routières, la ville paraît tentaculaire. Elle devient le théâtre de manœuvre du puzzle criminel. C’est grandeur réelle que le spectateur visualise la cartographie de ce hold-up insensé et découvre, abasourdi, les circonvolutions de son entreprise aux rebondissements inattendus. La mise en scène tout autant nerveuse que les personnages qu’elle traque se sert ingénieusement du décor pour instiller un suspense à couper le souffle. Un humour corrosif des dialogues vient déminer l’atmosphère hypertendue.
La temporalité du hold-up est mise à mal par le nœud gordien de la circulation dans la ville houillère et le réalisateur entrecroise gros plans et plans rapprochés des malfaiteurs en sueurs et plans larges du terrain des opérations selon un montage alternatif au cordeau.
Lors d’une scène dilatoire,la caméra fixe l’horloge citadine en gros plan puis par l’effet combiné d’un zoom arrière, d’un panotage de recentrement suivi d’un zoom avant, localise les protagonistes du camion -bélier coincés dans un embouteillage risquant de ruiner l’entreprise. Le montage distendu semble abolir les distances géographiques tandis qu’Hayers peaufine sa galerie de portraits de criminels avec la méticulosité d’un Melville .
Très ancré dans la sociologie de son temps, Payroll préfigure, de par sa violence inouïe à peine contenue, les casses au lance-roquettes ou à la kalashnikov avant ceux en col blanc devenus la règle depuis la crise des subprimes. La mécanique programmée du hold-up est contrecarrée en fin de course par la volonté de deux femmes fatales,chacune dans un camp adverse ,qui précipitent le naufrage attendu de l’opération face à une police inexistante autant qu’inopérante. « Cherchez la femme et vous trouverez l’erreur » oppose l’argument phallocratique du film. Mais ici le casting de perdants importe peu. Seul compte le suspense qui emporte le mot de la fin.