Kanal / Ils aimaient la vie

Article écrit par

« Kanal » ravive le spectre de la guerre. Avec cette odyssée humaine, Andrzej Wajda filme le « romantisme de l’horreur » dans la tourmente de l’insurrection de Varsovie et les convulsions de l’Histoire de la Pologne. Dantesque en version restaurée 4K distribuée par Malavida.

 

« Nous avons laissé tellement de notre sang dans les combats et, à présent, il nous faut fuir comme des rats apeurés » (un résistant dans Kanal)

 

Une harassante odyssée humaine dans un bourbier fangeux

L’aventure humaine à l’intérieur du cloaque du réseau des égouts de Varsovie en septembre 1944 métaphorise la descente aux enfers de La divine comédie de Dante Alighieri. La lutte armée poursuit une sombre destination jusqu’à l’extinction de la colonne de ces naufragés de l’Histoire et du dernier de ses combattants. Les égouts se situent dans un no man’s land, un espace « hors-temps » par leur composante souterraine.

Les forces d’occupation militaires germaniques avaient pour mission d’écraser dans l’œuf les poches d’insurrection de la résistance polonaise. Pour ce faire, l’Allemagne dispose d’une puissance de feu accrue et démantèle les derniers bastions de résistance dans un véritable étau de mitraille. 200 000 résistants polonais vont périr dans ces affrontements. Les insurgés fuient dans la débandade comme des rats piégés dans le cul-de-sac des conduites d’égouts quadrillées par les Nazis.

Pour Wajda, l’Histoire de son pays est avant tout « mémoire des hommes et des femmes » qui le composent. Un monde indéfini gravite autour de ce dédale inextricable des égouts où le réel se fond dans le symbolique. Le cinéaste polonais sonde et remue les miasmes d’un passé proche.

 

Wajda éprouve la mémoire du peuple polonais par un électrochoc visionnaire

L’enchevêtrement des canalisations du collecteur d’égouts expulse, comme par un écoulement nécessaire, tout un chaos expressionniste visionnaire. De propos délibéré, Wajda cherche à dérouter le spectateur par le baroquisme de sa mise en scène.

L’on discerne dans ce second volet de sa trilogie guerrière entre « Génération », son tout premier opus et « Cendres et diamants », une poussée impérieuse de conscience nationale, urne intime du destin de la Pologne. Avec cette fresque épique, Andrzej Wajda questionne un rendez-vous manqué de sa patrie avec l’Histoire.

Kanal décrit – sans nostalgie larmoyante mais avec un nihilisme laconique – la fatalité historique d’un pays exsangue. Wajda retrouvera notamment cette veine autodestructrice dans « Lotna » et « les Noces » qui s’inspirent toujours de faits héroïques contre un occupant allemand omniprésent mais toujours appréhendé comme une entité opaque, tentaculaire et inaccessible. L’Histoire mouvementée de la Pologne est jalonnées de péripéties flamboyantes.

 

Chaos apocalyptique

En préambule, un interminable travelling latéral se déploie sur une cohorte de résistants, recrus de fatigue, pansant leurs plaies tandis que les foyers de combat couvent alentour et un peu partout comme des braises infernales attisées par le vent. Jusqu’aux dernières images du film, Wajda montre le feu de l’enfer sur terre et imprime dans nos esprits une vision de chaos apocalyptique de cette guerre diffuse qui ne laisse aucune échappatoire ; même pas celle des égouts.

La caméra calque sa déambulation à celle, accidentée, d’une section d’assaut commandée par le lieutenant Zarda. La poignée de combattants s’achemine en traînant des pieds dans les décombres de la guerre. Cette unité en lambeaux et à bout de résistance décide d’échapper aux troupes allemandes en descendant dans les égouts de Varsovie pour trouver une improbable issue en contournant leurs positions.

La descente dans les boyaux souterrains est traumatisante à bien des égards car les destins de ces soldats sont scellés et nul n’est censé en réchapper comme l’énonce dans un sinistre présage la voix off du narrateur alors que ne cesse de s’étirer ce long plan-séquence d’exposition.

 

La crudité de la vie est le seul exutoire à la folle cruauté de la guerre

Il plane une atmosphère de désastre imminent, un sentiment funeste de fatalité et de défaitisme. Avant que ne vienne l’heure de la retraite dans le lacis des égouts, la compagnie rejointe par quelques civils se retranche dans les décombres d’une bâtisse bourgeoise éventrée par les bombardements. L’exécution pénétrante d’un morceau de Chopin par Michal , détonne par sa légèreté éthérée dans ce cadre d’apocalypse. Pianiste à la figure émaciée comme le héros du film de Polanski, on le retrouve, errant, halluciné et jouant de l’ocarina, dans les galeries des égouts, tel le flûtiste d’Hamelin, guidant les rats vers la sortie.

Et Wajda recourt à d’autres scènes surréalistes pour laisser croire à l’urgence du retour temporaire à une vie normale. Dans ce monde clos de dévastation, la crudité de la vie est encore le meilleur exutoire face à la folle cruauté de cette guerre.

La marche forcée dans les entrailles nauséabondes des égouts est rendue encore plus difficile par la vue des cadavres qui surnagent à la dérive dans les eaux usées et stagnantes.

 

L‘armée rouge en embuscade sur l’autre rive de la Vistule

Le romantisme échevelé de Wajda trouve ici une source intarissable et les ressources de survie dans les manifestations de l’amour homme-femme au fond de la désespérance. La phalange se scinde en plusieurs petites unités pour mieux tromper la vigilance des allemands embusqués à la sortie des égouts tandis que deux couples en perdition se fraient une impossible voie de sortie. Le dernier bute sur une herse qui condamne toute chance d’évacuation alors que se profilent, tout proches, les rivages de la Vistule. Skotkotka, la baroudeuse blonde au visage d’ange ,lorgne désespérément vers les habitations qu’elle n’atteindra jamais.

Pour conforter ses visées hégémoniques sur la Pologne, Staline avait donné pour instruction à l’armée rouge de ne pas intervenir dans le conflit armé entre les insurgés et les forces d’occupation allemandes et d’attendre patiemment de l’autre côté de la Vistule jusqu’à ce que Varsovie soit purgée de tous ses résistants.

 

L’insurrection évincée par l’occupant allemand

Wajda justifie ainsi sa position de jeune cinéaste militant en 1956, en pleine période de dégel communiste : « Je ne pouvais en aucun cas montrer explicitement que les troupes soviétiques attendaient dans une neutralité de façade sur l’autre rive de la Vistule tandis que l’insurrection de Varsovie était matée par l’occupant allemand de ce côté-ci de la Vistule.Je ne pouvais que laisser les protagonistes de mon film se débattre en sortie du canal d’écoulement des égouts. »

Comment on pouvait s’y attendre, Kanal déclencha de vives réactions de la part des officiels du parti. Se jouant de la censure, Andrzej Wajda donnait sa version brute du combat insurrectionnel où les résistants dispersés livraient une lutte inégale face à une énorme machine de guerre tandis qu’il laissait supposer la trahison des troupes soviétiques attendant patiemment l’issue prévisible.

 

Naufragés de l’Histoire

Au final, Wajda nous présente une galerie de naufragés de l’Histoire. Par de violents effets de contraste, parfois irritants dans le grotesque de leur intempérance, le cinéaste se fait l’écho d’un nombre infini de clameurs souterraines dans lesquelles il trouve un déversoir commode à ses interrogations.

Le constat du réalisateur est amer. Tout effort pour tirer le pays de la domination tourne à l’auto-destruction. Pétrifiés dans des attitudes cataleptiques, les protagonistes se révèlent impuissants à conduire le soulèvement qu’ils avaient exalté dans un instant d’euphorie et loin de toute lucidité.

Par sa dimension intemporelle, le récit souterrain autorise une brusque accélération de l’Histoire. Les héros sont englués à leur fatum dans une durée qu’ils engendrent eux-mêmes. Cette plaie vive, ce chancre de la Pologne qu’est son héroïsme vain dicté par un asservissement séculaire est étalé dans un jour blafard et le clair-obscur cendreux de la progression dans les égouts. Dans le même temps, la narration retient cet aveuglement obstiné du peuple polonais et son indomptable force d’âme qui le fait résister aux pires oppresseurs, dans les plus atroces carnages.

 

Distributeur : Malavida

Titre original : Kanal

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre : ,

Pays :

Durée : 97 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Dersou Ouzala

Dersou Ouzala

Oeuvre de transition encensée pour son humanisme, « Dersou Ouzala » a pourtant dénoté d’une espèce d’aura négative eu égard à son mysticisme contemplatif amorçant un tournant de maturité vieillissante chez Kurosawa. Face aux nouveaux défis et enjeux écologiques planétaires, on peut désormais revoir cette ode panthéiste sous un jour nouveau.

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dans l’immédiat après-guerre, Yasujiro Ozu focalisa l’œilleton de sa caméra sur la chronique simple et désarmante des vicissitudes familiales en leur insufflant cependant un tour mélodramatique inattendu de sa part. Sans aller jusqu’à renier ces films mineurs dans sa production, le sensei amorça ce tournant transitoire non sans une certaine frustration. Découvertes…

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Le pénultième film d’Ozu pourrait bien être son testament cinématographique. Sa tonalité tragi-comique et ses couleurs d’un rouge mordoré anticipent la saison automnale à travers la fin de vie crépusculaire d’un patriarche et d’un pater familias, dans le même temps, selon le cycle d’une existence ramenée au pathos des choses les plus insignifiantes. En version restaurée par le distributeur Carlotta.

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Difficile de passer sous silence une œuvre aussi importante que « Il était un père » dans la filmographie d’Ozu malgré le didactisme de la forme. Tiraillé entre la rhétorique propagandiste de la hiérarchie militaire japonaise, la censure de l’armée d’occupation militaire du général Mac Arthur qui lui sont imposées par l’effort de guerre, Ozu réintroduit le fil rouge de la parentalité abordé dans « Un fils unique » (1936) avec le scepticisme foncier qui le caractérise.