Conscient de constituer une mythologie à lui tout seul, Tom Cruise a pris les rênes de sa propre légende, permettant à nombre de cinéastes de l’alimenter. Depuis la sortie du premier Mission Impossible (1996), l’acteur s’est en effet souvent érigé producteur de films dont il constituait la tête d’affiche, alors qu’il était encore, avant la succession de Will Smith – son homologue scientologue –, la star engrangeant le plus de recettes à travers le monde.
L’homme sans âge
Le devenir de la star à travers ses films est passionnant à observer depuis les années 2010, et la saga des Jack Reacher a su marquer un tournant très caractéristique, à la fois radical et étrangement morbide. Car contrairement aux opus de la saga Mission Impossible (du moins, du premier au quatrième), où Cruise eut l’intelligence de confier la licence à des auteurs et imagiers de génie, la franchise Jack Reacher semble se bâtir comme pure antithèse au modèle original. Là où la star prenait le risque de se dissoudre derrière la maestria formelle d’un Brian de Palma, ou la folie créative et sautillante de Brad Bird, Jack Reacher se définit cinématographiquement comme un organisme creux.
Corps vieillissant, mais éternel enfant gâté des années 1990, Tom Cruise semble refuser de mourir, à l’image de son rôle dans Edge of Tomorrow (2014), où il n’en finissait plus de ressusciter. Jack Reacher : Never Go Back se révèle comme un film charnière dans la carrière de Tom Cruise, car au-delà d’être simplement raté, il affiche sa volonté perpétuelle de disparaître derrière le visage de l’acteur. Film anachronique également, en ce qu’il cherche mollement à réhabiliter cette époque où l’on allait au cinéma pour voir la trogne d’un action hero, dont la seule présence constituait un évènement. La saga Expendables elle-même semblait bien plus lucide, et tenait plus de l’hommage mélancolique que du revival, en ce que les vieux héros finissaient toujours par s’accommoder de leur place au fond du grenier d’Hollywood.
C’est donc sans surprise que l’on se confronte à cette nouvelle histoire, conspiration d’état engagée par une bande de militaires véreux décidant d’inculper le général Susan Turner, au sujet de l’assassinat de plusieurs soldats en Afghanistan. Jack Reacher, épris d’une affection ambiguë pour la jeune militaire, est bien décidé à la secourir et à l’accompagner dans son enquête. Mais une fois exposé dans le conflit, le héros découvre qu’une demande de paternité est engagée à son égard. Il devra alors protéger, en plus de Susan, une jeune adolescente qui pourrait être sa fille.
Le cinéma en sourdine
On se pose vite la question de la marge de manœuvre d’Edward Zwick, le réalisateur, au sein d’un film exécuté sans le moindre éclat, tant dans sa photographie austère que dans son découpage utilitaire. L’espace n’est en effet jamais exploité d’un point de vue formel, ni jamais traversé d’une quelconque atmosphère, au risque de souvent manquer d’air et d’incarnation. Les décors du film, quant à eux, composés uniquement de motels et de bureaux monochromes, manquent foncièrement de relief, à l’image d’un scénario aussi triste et pantouflard qu’un mauvais téléfilm. C’est pourtant bien dans cette mélasse insipide, étrangement fluide mais sans relief, que peut s’ériger le corps de Tom Cruise, alors seule montagne au centre d’une plaine désertique.
Disséminées ça et là, les quelques punchlines croustillantes et autres altercations musclées ne parviennent rapidement plus à susciter la moindre excitation, quand bien même elles seraient judicieusement intercalées pour nous réveiller, entre deux champs/contrechamps explicatifs. Il faut voir la dernière séquence d’action du film, se déroulant sur les toits d’une ville de la Nouvelle-Orléans, en pleine nuit d’Halloween – arène rêvée pour un final nocturne, où le vacarme festif se mélange aux fumées des torches. Le motif du toit, qui aura donné corps à l’impressionnante course-poursuite de Casino Royale (Martin Campbell, 2006), et à l’insoutenable vertige de Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958) ne donne lieu à aucune invention ici, se contentant une nouvelle fois d’aplatir un décor dont on aurait aimé ressentir la hauteur, ou le potentiel en tant que terrain de jeu. Enfin, on remarquera ce feu d’artifice sans envergure, tiré en arrière-plan de la scène, qui sera le point d’orgue d’un film traversé de bout en bout par une triste ironie du sort.
Tom-Tom et Nana
Malgré tout, il reste savoureux d’en observer le sous-texte, exclusivement articulé autour du rapport de Tom Cruise présent au Tom Cruise d’avant, et qui constituerait peut-être l’intérêt véritable de la franchise. Chargé de protéger Susan (la militaire) et Samantha (sa fille supposée), Jack Reacher se retrouve malgré lui père d’une famille improvisée. Présenté au début du film comme solitaire et célibataire endurci, le héros se retrouve affublé d’un accoutrement dont il se passerait volontiers. De ce ressort de comédie intéressant mais évidemment sous-exploité résulte malgré tout quelques instants révélateurs. Au détour d’une conversation téléphonique qui prend cadre au cœur d’une scène de poursuite en voiture, Susan affirme qu’elle a 34 ans. Jack Reacher réagit alors instantanément à cette information, visiblement déçu dans ses attentes, dirigées – à l’échelle du héros phallocrate – vers un archétype de très jeune femme, pour ne pas dire juvénile. De la même manière, Susan lui dira au sujet de sa fille, à la fin du film : « Vous pensiez trouver une fille, vous en avez trouvé une autre ». Frustré dans son élan, Tom Cruise doit se résoudre à tirer un trait sur son passé, à l’image du titre de son film – Never Go Back. À travers une série de grimaces à demi-cachées, l’acteur montre qu’au fond, tout cela ne lui plaît guère. Mais à défaut de vouloir mourir, il finit par se résoudre, du moins, à mûrir.
Pour autant, il sera impossible d’échapper à l’instant sans tee-shirt (scène construite en miroir avec le premier épisode) où Tom Cruise affichera impassible sa musculature saillante, face à une partenaire semi-dénudée. La différence d’âge aidant, le concours de torses visera à montrer que Tom tient tout de même la forme, malgré l’usure du temps. Mais rien à faire, un arrière goût amer subsiste : à la gêne de voir un film volontairement soumis aux caprices d’une star qui a peur qu’on ne s’intéresse plus à elle, se joint la tristesse de voir un tel acteur tourner à vide sur les ruines de sa propre mythologie. On se souviendra tout de même du dernier plan du film, où Tom Cruise erre sur le bord de la route au coucher du soleil, en faisant du stop. Le film aura su accoucher, malgré tout, d’une belle image, qui serait celle d’un vieux jouet qui n’aurait plus d’enfant pour jouer avec lui, ou d’un vieil acteur qui n’aurait plus de réalisateur pour le diriger.