« Pour voir le monde tel qu’il est, portez des lunettes », nous dit en substance John Carpenter dans Invasion Los Angeles. Brûlot anti-libéral en pleine ère Reagan, cette fable SF aux accents de série B dépasse la seule critique du capitalisme, pour mettre en abyme la puissance politique du cinéma.
Le cinéma comme décryptage idéologique du monde
Lorsque le héros (Roddy Piper) enfile de banales lunettes de soleil, le monde chatoyant des Eighties américaines se découvre ; et sous le masque des apparences, transparaît une froide cité dystopique en noir et blanc, où des extraterrestres, déguisés en bourgeois, règnent en maîtres. « Obéis », « consomme », « regarde la télé » : autant de messages subliminaux que véhiculent les publicités, et que le cinéma fantastique s’efforce de décrypter.
Les lunettes que porte le duo de héros résument à elles seules la démarche artistique de Carpenter. Le septième art n’a rien de naturel, et donc n’a pas besoin de prétendre au réalisme (en termes de scénario et de mise en scène, voire de psychologie) ; à l’instar des lunettes, il s’ajoute à un organisme limité, pour en quelque sorte corriger sa vue.
Invasion Los Angeles met en scène une constante de l’œuvre carpenterienne : l’affrontement de deux appareillages idéologiques. Ici, l’appareillage capitaliste – dans la diégèse, extraterrestre – qui repose sur un foisonnement d’images et de slogans qui flattent les désirs. De l’autre, l’appareillage critique et sa lecture marxiste d’une société en plein délire consumériste. Il faut entendre « appareillage » au sens propre : il s’agit d’un dispositif de modification sensorielle affectant la perception du monde, et donc sa lecture. En clair, la réalité n’existe qu’à travers les images que l’on se fait d’elle.
Par conséquent, pour mener à bien le renversement d’un régime manipulateur des images, il faut lui opposer pied à pied une guerre des images, comme les révolutionnaires d’Invasion Los Angeles l’ont bien compris, eux qui luttent en distribuant au plus grand nombre des lunettes et en s’attaquant aux médias de masse. Un objectif que poursuit Carpenter tout au long de sa filmographie : dévoiler l’envers des mythes américains, à l’instar de l’automobile dans Christine ou la sexualité dans Halloween.
Ce qui permet de ne pas finir aveugle. La cécité – symbolique – parcourt Invasion Los Angeles. Il y a ceux qui ne veulent pas voir : Frank (Keith David) avant qu’il ne se batte avec le héros, Holly (Meg Foster) ; et ceux qui massacrent aveuglément. La scène de la destruction du bidonville repose sur la cécité volontaire des policiers : filmés de dos ou de profil, leurs yeux apparaissent toujours masqués par la visière de leur casque, les transformant ainsi en robots-tueurs du régime extraterrestre.
La révolution des badass
Cependant, puisque le cinéma se donne comme construction idéologique, il faut lui-même l’analyser. Film sur la révolution, Invasion Los Angeles en offre une représentation peu démocratique. Certes, les héros – ouvriers dans le bâtiment et habitants d’un bidonville – proviennent des classes populaires. Mais la manière avec laquelle ils combattent le régime extraterrestre n’intègre aucunement le peuple à la lutte révolutionnaire. À coups de poings ou de revolvers, on élimine des ennemis, on ne se fait pas d’amis.
En quelque sorte, Invasion Los Angeles dépolitise la révolution, qu’il confie exclusivement à des personnages ultra-virils. De ce point de vue, la scène de bagarre entre le héros et Frank n’a rien d’anodin : longue, répétitive, spectaculaire, elle érige en modèles les belligérants. Cœur du film, elle constitue un rituel de passage, qui sanctionne l’ultra-virilité comme exemple-type du révolutionnaire.
D’où l’absence de femmes, du moins de femmes actives. Les personnages féminins se rangent en deux catégories : les bourgeoises, que les révolutionnaires machistes exécutent sommairement, et les activistes, bonnes à mourir dès les premiers tirs des forces de l’Ordre. Holly, la seule qui émerge de la masse des anonymes, surgit d’abord en tant que femme fatale, qui piège le héros. Comme s’il ne fallait pas compter sur les femmes, tous collabos au service du régime, pour mener la lutte.
Alors certes, la révolution à la sauce Carpenter est badass. « Je suis venu ici pour mâcher du chewing-gum et botter des culs. Et j’ai plus de chewing-gum », beugle le héros débarquant dans un hôtel de riches. Mais pour renverser un régime et établir une vraie démocratie égalitaire, a-t-on besoin de badass individualistes, ou d’intégrer toutes les forces actives de la subversion ?