Il Bidone

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« Il bidone » marque le point culminant, l’apogée en quelque sorte du courant néo-réaliste. Cette vision corrosive de la duperie humaine évolue de la comédie vers la tragédie dans un climax implacable pour achopper sur l’humanité la plus misérabiliste. Noirceur garantie en version restaurée 4K.

Le monde est rempli de jobards à dépouiller.” (Augusto dans Il bidone)

Une spiritualité en trompe-l’oeil

Fellini est avant tout un caricaturiste dans sa nature profonde. Aussi, parce qu’il a débuté dans cet art de la caricature au même titre que son condisciple Alberto Lattuada. Il est donc incisif, affûté, voire volontiers féroce dans ses notations et le grotesque misérabiliste fait partie de son arsenal.

Dans les décombres de l’Italie, Augusto (Broderick Crawford), un escroc grisonnant et ses acolytes Roberto (Franco Fabrizi) et Carlo “Picasso” (Richard Basehart) écument la campagne romaine aux fins de détrousser les paysans italiens incultes et crédules ; acculés au plus grand dénuement et à la plus grande vulnérabilité. Ces vitelloni de l’arnaque sont condamnés à contempler leur propre vacuité dans des bitures nocturnes interminables au hasard de leurs dérives.

Ravalés au rang des plus démunis de la société italienne d’après-guerre mais pas encore mis au ban par l’impéritie généralisée, ces escrocs improvisés font aussi office de laissés pour compte dans une Italie dévastée par l’humiliation de la défaite. A cette infamie s’ajoute celle de la misère noire. Un plan Marshall de reconstruction de l’économie italienne s’esquisse; mais, pour l’heure, ces truands au petit pied sont encouragés dans leurs larcins sordides par l’incurie des institutions. Tant les fonctionnaires de services administratifs indigents que l’Eglise.

Depuis toujours, l’Église est un pilier de la société italienne. Le sentiment religieux prévalent exploite la crédulité des gens les plus humbles au sein de la société italienne dans une piété écœurante que Fellini portraiture à travers ses protagonistes qui sont I vitelloni, ces “grands veaux” fécondés par les avatars de la guerre. Fellini sonde cette institution avec la plus extrême circonspection ; en révélant la face sombre.

Dix ans après la chute de Mussolini, l’Eglise romaine offrait sur un plateau un soutien indéfectible aux fascistes. Fellini retourne sa caméra néo-réaliste, cyniquement critique, contre l’Eglise mais aussi contre les institutions d’un Etat italien complaisant et défaillant, inapte à juguler la pénurie du logement pour offrir des habitations décentes à une population paupérisée, parquée dans des bidonvilles insalubres en périphérie de Rome.

De même, les industriels profitent éhontément de la misère sociale dans leurs plaisirs hédonistes; prospérant sur leurs employés les plus défavorisés. Le cinéaste dénonce au grand jour la rapine permanente des plus veules sur les plus défavorisés, ces robins des bois de l’arnaque minable, qui se trompent de cible et dépouillent sans vergogne les plus défavorisés, “avec la bénédiction des autorités religieuses” en quelque sorte et sous couvert des défroques sacerdotales dont ils s’affublent complaisamment.

 


Caractérisation

Au détour de son élaboration, Fellini calque son film sur les recettes des films noir hollywoodiens qui constituent
alors un modèle insurpassé. Il lui imprime un tour néo-réaliste en transplantant l’action dans la campagne romaine. Dans un premier temps, il envisage Humphrey Bogart pour incarner Augusto, vétéran fatigué et loser achevé, qui va connaître une véritable descente aux enfers; roulant, comme Sisyphe, son caillou. Trop froid, sarcastique et désillusionné, l’acteur pressenti pour le rôle est souffrant. Il pense alors à Jean Servais pour sa performance dans Du rififi chez les hommes de Jules Dassin et Broderick Crawford apparaît finalement comme le meilleur compromis.

Alors au pinacle de sa carrière, Crawford est l’acteur archétypal pour ce type de rôle de truand sur le déclin. Le stéréotype préconçu du dur à cuire rend sa performance d’acteur encore plus fascinante. Quelque fût le punch et la pêche dont il dénotait auparavant, il est désormais voué à glisser vers la frustration. Pour ce personnage à la mine de chien battu, vicié par l’arnaque, aucune possibilité de rédemption.

Là où La strada invoquait l’innocence perdue, Il bidone exprime clairement la peur selon laquelle la survie pourrait tuer le désir d’être vivant. Zampone (Anthony Quinn) et Augusto (Broderick Crawford ) rencontrent leur destin ultime
dans l’extrême solitude de l’expiation de leurs fautes. Zampano envisage sa faute à partir de la perte de Gelsomina (Giulietta Masina). Incapable de repentance, Augusto ne la perçoit qu’à travers sa propre douleur physique.

Mêlant réalisme transalpin et fatalisme maudit de l’Amérique de l’après-guerre dans une tentative d’attirer une plus large audience, les films de ces années-là choisissent des acteurs anglo-saxons pour incarner les rôles principaux afin de les doubler au montage. Secondaire dans le palmarès fellinien, Il bidone est un avatar du film noir à combustion lente. La critique sociale acerbe sous-jacente est délivrée sans concessions . Entre paysages urbains et arrière-pays lugubres, la réalité sociale, sordide, accuse les contrastes.

Augusto perd-il de son aura au fur et à mesure qu’il gagne en humanité ? Martyr de sa misérable condition de charlatan de petite envergure, il incarne une totale absence d’intégrité morale en trahissant ses comparses au terme de sa geste pitoyable. Par un tour de force, Fellini resserre le champ de sa caméra sur lui pour sonder l’once d’humanité rédemptrice qui lui resterait. Dans un dernier sursaut de sublimation, Augusto échafaude son dernier coup où il tente d’évincer ses complices pour financer les études de sa fille entrevue quelque temps auparavant. Peine perdue, son destin est scellé.

Par cette sombre parabole existentielle, Fellini fait montre d’un mysticisme irrésolu qui se débat avec une vitalité dramatique.

Il bidone est distribué en salles en version restaurée 4K par Tamasa.

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