“Si l’on conçoit le christianisme comme un geste d’amour et une main tendue d’un être humain vers un autre, alors oui, tous mes films tournent autour de ce sentiment-pivot.” (traduction tirée d’un entretien avec Federico Fellini en 1965)
La strada est le film qui valut la consécration internationale à Fellini en raflant le lion d’argent à la Mostra de Venise en 1955 et un oscar international à New York en 1957. Le cinéaste se voyait alors comme un “charlatan extraverti” avec ce sens affûté de la caricature qui le caractérisait.
Genèse d’un chef d’oeuvre
Adolescent, il passe plusieurs années au contact d’une troupe itinérante. Il en développe un agrément
indéniable à cultiver une forme de simplicité et de proximité dans sa relation privilégiée avec ce milieu des forains et des comédiens qui contribue à transposer ses fantasmes les plus intimes à l’écran. C’est déjà le sujet de son premier film co-réalisé en 1950 avec Alberto Lattuada: les feux du music-hall.
Dans cette farce tragi-comique, Gelsomina (Giulietta Masina) est une enfant abandonnée et quelque peu demeurée, condamnée à l’errance de par son extraction. Zampano (Anthony Quinn), quant à lui, est un saltimbanque rustre qui reproduit toujours le même numéro d’hercule de foire où, en bombant le torse, il parvient à se défaire de ses chaînes devant un auditoire tout aussi dérisoire. Il achète l’enfant attardé et en déshérence à sa mère pour une bouchée de pain (10 000 lires) afin qu’elle l’assiste dans ses exhibitions où elle bat la mesure à contretemps, ponctue sa parade de pantomimes et joue plaintivement de la trompette.
Avant la reconstruction et les autoroutes, les pérégrinations brinquebalantes en motocyclette-roulotte du tandem improbable les emmènent dans des contrées perdues et reculées de l’Italie d’après-guerre par des chemins détournés de la campagne marquée par la désolation de la défaite et l’hébétude catatonique de ses habitants.
La vision d’une humanité offensée portée à la quintessence
La société italienne d’après-guerre donne complaisamment à voir des marginaux plongés dans une misère noire ou devant faire face à une pauvreté crasse. L’abandon des enfants n’est ici que la résultante de cet état de fait. Les circassiens apportent alors en demi-teinte la note de rire et une forme d’échappatoire à une société déjetée et à bout de souffle. C’est ce que traduit magistralement Fellini en démasquant la veulerie de ses personnages dans une vision portée à la quintessence de cette humanité offensée, contrainte à la marginalité.
Si Zampano, “l’homme qui apprend à pleurer” selon la célèbre formule d’André Bazin, est un briseur de chaînes, Fellini est définitivement un arracheur de masques. Dans I Vitelloni, le réalisateur caricature Alberto Sordi en pauvre histrion travesti au cours d’une soirée carnavalesque où il consomme sa déchéance, dans un flash hallucinatoire,
engagé dans une danse effrénée avec une monstrueuse effigie de carton-pâte. Toujours cette dimension de fête foraine qui tourne au désastre..
Mal assorti et caricatural, le couple est pourtant naturel dans la perspective d’un numéro de cirque impliquant un
hercule et un clown triste et pierrot lunaire comme pour désamorcer un drame à venir. Gelsomina, au regard de biche dans un visage en forme d’artichaut, est la fausse protégée de Zampano qui l’exploite éhontément comme esclave et souffre-douleur pour en faire sa chose. Dix ans plus tard, Marco Ferreri reconduira cette errance foraine dans Le mari de la femme à barbe où il met en scène un bateleur et bonimenteur de fête foraine (Ugo Tognazzi) aux prises avec une femme-singe (Annie Girardot).
“Je révèle dans mes films un monde sans amour peuplé de personnes qui en exploitent d’autres. Parmi elles figure toujours un personnage significatif de qui émane l’amour et qui vit pour le donner.” (F. Fellini)
Trame spirituelle du film et drame tout court…
Le récit de ces deux marginaux, gens du voyage, envers lesquels Fellini éprouve une profonde compassion fait
figure d’allégorie religieuse. En magicien ordonnateur, il juxtapose réalisme fantasmes et spiritualité.
La créature malmenée a toujours maille à partir avec la brute épaisse dans l’éternel entrecroisement d’un esprit délicat sorti tout droit d’un conte de fées et d’un corps entravé. L’expression mobile de ses yeux tristes et poignants suggère un état permanent de docilité et de soumission. Jusqu’à l’apparition d’un catalyseur en la personne du Fou (Richard Basehart), fildefériste facétieux qui fait la connaissance de Gelsomina dans les décombres d’un cirque romain, entre les galets et la lune: “Vous n’allez pas me croire si je vous dis que tout fait sens en ce monde même ce misérable petit caillou..” Le Fou révèle Gelsomina à sa destinée qui est pourtant de suivre Zampano par monts et par vaux en subissant sa dureté impitoyable et ses infidélités répétées.
Le Fou, qui n’est autre qu’un avatar ailé du christ et la caution moralisante de la parabole, va “ouvrir les yeux” déjà éberlués de Gelsomina mais le lutin narquois taquine la vie une fois de trop face à la brute épaisse de Zampano qui le tue accidentellement au cours d’une rixe. Comme l’elfe qu’il est, son âme s’évanouit dans les airs.
Qu’elle soit fredonnée, jouée sur un minuscule violon ou soufflée dans un cornet délaissé qui retrouve vie instantanément, la mélopée envoûtante de Nino Rota emplit le film de ses fulgurances traduisant à souhait le malaise sourd qui sépare ces deux épaves existentielles.
Les chemins de Zampano et Gelsomina se décroisent. L’éveil à la conscience chez un être pétri de muscles et de chair, sensible seulement, en polichinelle troglodyte, à la faim, au sommeil charnel, n’opère plus que par l’absence définitive de Gelsomina.
Sans doute pour ses qualités indéniables de circassien en tant qu’ancien trapéziste, Burt Lancaster fut un temps pressenti pour jouer le rôle de Zampano et Silvana Mangano celui de Gelsomina qui étaient le choix préalable de la production de Carlo Ponti et Dino de Laurentiis. Contre toute attente et par un tour de force, Fellini réussit à imposer Anthony Quinn et sa femme-muse Giulietta Masina. En désespoir de cause, échoué solitairement sur une plage, Zampano, “l’homme qui apprend à pleurer”, ronge le frein de la repentance de ses fautes.
La reprise de La strada en version restaurée 4K est distribuée en salles par le distributeur “Les Acacias” en même temps que Fortunella de Eduardo De Filippo (1958)