Mystique, captivante, déceptive, boulimique, puritaine, libertine, baroque, torride, glaciale et onirique, l´ultime œuvre du maître échappe encore à toutes les interprétations figées, multipliée par la personnalité complexe d´un réalisateur en fin de vie.
Sorti en salle en 1999, Eyes Wide Shut met un terme à plus d’une décennie de silence de la part d’un Kubrick vieillissant et tellement exigeant qu’il devient impossible pour lui de concrétiser ses nombreux projets aux ambitions hautement démesurées. Cette recherche de la perfection et du contrôle absolu de chaque parcelle de son œuvre a alors considérablement ralenti sa production, faisant de la moindre séquence tournée une épopée décourageante pour les producteurs. Qui aurait pu penser que l’adaptation d’une nouvelle de 80 pages d’Arthur Schnitzler accoucherait d’un des plus longs tournages de tous les temps ? Car il fallut bien 400 jours à Kubrick pour mettre en images une histoire a priori peu exigeante en termes de moyen : un casting serré, un tournage en intérieur, des scènes intimistes… On est bien loin de 2001, Spartacus ou même de Barry Lyndon, et pourtant il faut désormais plusieurs semaines pour tourner un simple dialogue entre Tom Cruise et Sidney Pollack.
Cette technique de travail effraiera Harvey Keitel et Jennifer Jason Leigh, qui quitteront le projet après plusieurs mois, obligeant le réalisateur à retourner leurs séquences respectives avec de nouveaux acteurs. Anticipant le moindre détail qui pourrait nuire à la vision globale de son œuvre, Kubrick, qui tourne en 1.33 (c’est-à-dire en carré), sait que ce format plutôt impopulaire ne sera pas respecté par les studios et que le film sera sans doute finalement exploité en 1.85. Il décide alors de contrôler, pour chaque plan, la validité des deux formats – le 1.33 ayant la priorité –, afin d’être sûr que chaque spectateur profitera d’une version vérifiée par le réalisateur. Evidemment, cette logique et ce questionnement permanent sur le moindre artifice utilisé provoque une lenteur de tournage presque jamais vue dans un tel registre et s’oppose à l’ambiance sensorielle et mystérieuse d’un film qui s’intéresse (entre autres) à la perte de contrôle et l’abandon de soi à l’inconnu.
L’ébauche de la luxure
Pourtant, l’évidence est là, Kubrick, jusqu’au bout, reste un technicien hors-pair au service absolu de son métrage, dont la finalité protéiforme et l’ambiguïté de la démarche réclament finalement ce travail méticuleux : multiplier les fausses pistes et les signifiants pour recréer cette sensation de rêve éveillé. Tout commence par un bref plan de Nicole Kidman, nue, de dos et en face d’un miroir, le tout enveloppé d’une lumière flatteuse et de l’entraînante valse 2 de Chostakovitch. L’érotisme attendu va tourner court, le plan suivant voyant William Harford (Tom Cruise) rentrer dans la salle de bain sans même jeter un coup d’œil à sa femme encore assise sur la cuvette des toilettes. A la manière de Michael Mann qui, dans Heat, ajournait constamment la confrontation attendue entre De Niro et Pacino, Kubrick désamorce immédiatement la tension sexuelle entre les deux stars. Au top de leurs charmes et de leur popularité, Cruise et Kidman était alors le couple le plus en vue d’Hollywood, c’est pourquoi la promotion du film s’est (au regard de l’affiche et de la bande-annonce d’époque) entièrement focalisée sur la prétendue exploration de l’intimité du couple, ce qui peut en partie expliquer la déception des spectateurs. Car, bien loin de placer ces derniers dans une position de voyeurisme, Kubrick s’amuse, comme Mann, à isoler chaque interprète afin que Cruise et Kidman se côtoient le moins possible. Pire, Eyes Wide Shut choisit le moment M où le couple cesse d’exister, où chacun se nourrit de fantasmes excluant l’autre.
A la déception des spectateurs s’ajoute celle des personnages. William, atteint par les fantasmes adultères de sa femme, décide de partir lui aussi à la recherche tâtonnante d’une ivresse érotique, incertaine et hasardeuse. Alors qu’il découvre l’existence d’un monde nocturne jusqu’ici interdit, ses expériences multiples se dérobent à lui chaque fois. Partout où William cherche le désir, il ne trouve que la mort. Paradoxalement, son périple s’enclenche avec l’idée inverse : partant soutenir la famille d’un patient fraîchement décédé, William se voit repousser les avances d’une femme malheureuse dans son couple, à quelques mètres de la dépouille. C’est cet érotisme funèbre qui imprègne l’ensemble du film avec une grâce fantastique, culminant lors de la fameuse scène de l’orgie masquée, ponctuée de rites inquiétants et de cantiques lugubres. Cette séquence, irréelle et envoûtante, porte l’érotisme à son plus haut niveau de sophistication grâce à une théâtralité de chaque instant, où la mystification du désir compte plus que sa réalisation. La codification extrême de cette fête sans joie se réalise dans l’anonymat le plus total, afin d’exacerber le rôle de voyeurisme (pour les hommes) et d’exhibition (pour les femmes). L’abandon de son identité et de son rôle social est alors déterminant pour l’exaltation du fantasme. William en est incapable, lui qui exhibe fièrement sa carte de médecin à tous les interlocuteurs qu’il croise, et sa tentative de dédoublement échoue. Il est alors sommé par une étrange assemblée de regagner son identité aux yeux de tous.
Souffler le chaud et le froid
Les errances nocturnes du personnage interprété par Tom Cruise (juste et charmant du début à la fin) ramènent celui-ci à l’état d’un petit garçon perdu, systématiquement grondé pour avoir voulu épancher sa curiosité. Sa première entrevue avec une prostituée, rencontrée par hasard, se solde par un échec qui révèle l’inanité de son désir. Ne sachant absolument pas de quoi il a envie, il reste intrigué par ce qu’on pourrait bien lui offrir. Dès lors, William évoluera dans deux sphères érotiques bien distinctes, le raffinement effrayant de l’orgie masquée et le prosaïsme brutal mais accessible qui entoure cette prostituée. Au château et à la foule anonyme s’oppose le petit appartement mal agencé de Domino, intime et personnel. Chacune de ses expériences ramènera pourtant William à l’épreuve de la mort, puisque de ses deux fantasmes ne subsisteront qu’une dépouille à la morgue et le fantôme du VIH. Dans tous les cas, le carburant de sa quête, c’est l’argent qu’il distribue par liasses à tous les acteurs de son voyage initiatique. William nourrit son ivresse par le plaisir de la dépense comme une première étape vers l’abandon de soi.
Cette tension constante entre le monde évanescent du fantasme et une réalité récalcitrante se traduit par des choix esthétiques radicaux, comme souvent chez Kubrick. Si l’on retrouve l’apparat habituel du réalisateur (format 1.33, grand angle, musique classique…), celui-ci délaisse la composition outrancièrement symétrique de ses derniers films au profit d’un désordre plus naturel, afin de ne pas dénaturer l’atmosphère ambiguë et onirique du métrage. Ancien photographe, Kubrick est connu pour sa gestion intransigeante de la lumière (Barry Lyndon en est bien sûr la plus puissante démonstration). Cette maîtrise incroyable éclate une fois de plus dans Eyes Wide Shut, lui conférant à la fois une beauté plastique éthérée et une mise en relief pertinente (et pleine de sens) des conflits internes des personnages. Plus qu’avec les nuances, Kubrick met en scène une opposition chromatique qui souligne constamment l’inconfort des protagonistes face à leur destin, la mort. L’ensemble du film navigue ainsi avec des couleurs ocre qui symbolisent le fantasme, l’irréel et le désir comme en témoigne la séquence introductive du bal, presque monochrome, où le couple est séparé par de séduisants tentateurs aux relents mythologiques. A l’opposé, l’univers familial et funèbre (ici réunis dans le même traitement esthétique) sont froidement éclairés par des teintes bleues car destructeurs du désir et ennemis de l’imaginaire. Cet antagonisme n’intervient cependant pas comme une fracture des deux sphères qui se contaminent l’une et l’autre, souvent par une opposition binaire entre le premier et l’arrière-plan. Ainsi, Kubrick cristallise son approche esthétique signifiante dans un motif récurrent, celui de la femme éclairée par une lumière chaude et se détachant d’un fond bleu, comme aspirée, non par pas ses désirs mais par le réel, l’inanité, la mort. Le jeu même de Nicole Kidman, tour à tour affolante de beauté et mère au foyer négligée, incorpore cette dichotomie palpable entre le prosaïsme quotidien et le fantasme de soi.
Pourtant, malgré cette simplicité apparente des procédés cinématographiques mettant en scène ce jeu permanent d’opposition, le discours de Kubrick tout au long de son film reste insaisissable dans sa portée globale. Bien sûr, si la séquence de l’orgie masquée apparaît presque comme un film dans le film tant l’univers créé par Kubrick multiplie les références culturelles et les interprétations diverses, d’autres scènes sont déconcertantes de classicisme comme la dispute du couple, séparé progressivement par des champs-contrechamps. Eyes Wide Shut est-il un film sur l’hédonisme ? La complexité du désir ? L’impuissance du rêve ? L’oppression du couple ? La mort ? Difficile d’identifier clairement la finalité discursive voulue par le réalisateur, puisque chaque interprétation semble trébucher un moment ou un autre. Le spectateur, convié à la même errance que les personnages, est ainsi placé dans la même position de confusion que celle recherchée par un David Lynch, qui superpose les fausses pistes jusqu’à créer un vacarme sémantique intriguant et nébuleux. Pourtant, loin des expérimentations narratives de l’auteur d’Eraserhead, Kubrick semble dérouler une logique personnelle tellement complexe et raffinée qu’elle confine à la mystification la plus totale. La position clé d’Eyes Wide Shut dans la filmographie du réalisateur dilate encore un peu plus sa finalité fuyante et la réception plutôt circonspecte qu’il a connue à sa sortie et qu’il connait encore. Reste pourtant un grand film, au pouvoir d’envoûtement inaltérable, ne défigurant en rien la filmographie d’un des plus grands cinéastes du vingtième siècle, encourageant au contraire à redécouvrir la beauté complexe et exigeante d’une œuvre à la perfection rarement approchée.