Cria Cuervos

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Marqueur insurpassé de la perte d’innocence, « Cria Cuervos » est une manière de mimodrame impérissable qui imprime toujours autant, plusieurs décennies après sa sortie, par sa virulence. A l’instar d’Ana, sa troublante héroïne, l’œuvre distille un poison imaginaire, tenace et obsédant. Entre émancipation enfantine forcée, tyrannie patriarcale et instant historique d’un régime franquiste agonisant. Focus…

Élevez des corbeaux et ne soyez pas surpris qu’ils vous arrachent les yeux.” (proverbe espagnol)

 

Pantomime macabre, surréalisme et enfance contrariée

L’enfance est le siège d’un trauma psychologique profondément ancré dans l’inconscient. Carlos Saura, récemment disparu à l’âge de 91 ans, met à nu cette fêlure intime de sa toute jeune héroïne, Ana, (Ana Torrent) enfermée dans un délire d’imagination où elle se voit tuer son père et sa tante pour venger la disparition inconsolable de sa mère adorée (Géraldine Chaplin).

Saura parvient à rendre palpable un temps interstitiel, irréductiblement morne, rendu plus tolérable par des jeux morbides singeant les manquements et les failles des adultes dans un mimétisme enfantin. Il excelle à montrer à la dérobée ces moments -charnière, impérieusement mutins et mutiques, où la jeune Ana transgresse l’interdit maternel pour laisser libre cours à son imagination débridée. Telle la mouche du coche, elle est témoin, à son corps défendant, de rapports adultérins sans en saisir tous les tenants et aboutissants. Ses yeux éberlués sont comme d’immenses hublots qui traduisent une sidération contenue portée sur un monde peuplé d’interdits.

Farouches comme des corbeaux inquiets et mutiques, les enfants orphelins de leurs parents semblent livrés à eux-mêmes et à leurs jeux dénaturés. Enterré en grande pompe et dans les règles, le pater familias ( Hector Alterio), fidèle du caudillo, traduit, jusque dans la trivialité de sa mort, cette rigidité du régime franquiste dont il arbore l’uniforme de la junte militaire.

Le drame adulte qui se joue à bas bruit dans la coulisse est l’engrais de ces enfants abandonnés à eux-mêmes dans l’espièglerie de leur préadolescence où ils miment une comédie un rien perverse dans les jeux de rôles qu’ils s’attribuent.

Le regard pénétrant et innocemment scrutateur d’Ana surprend plus d’une fois à la dérobée les écarts de conduite des adultes. La fascination de mort avec laquelle elle compose en permanence trouble et hante son champ de vision et l’enterrement stoïque de son hamster n’est qu’un prélude funèbre.

Cria cuervos se livre à une introspection poignante de cet ange destructeur embarqué dans une partie de cache-cache qui oppose une nature effrontée à la cruauté stupide de la mort et à la vulgarité mesquine du monde adulte.

 

 

Ana et ses soeurs

Dans cette atmosphère claustrophobe, le tube populaire Porque te vas, propulsé hit international, canalise le romantisme exacerbé de la jeune prépubère, brisant la chape de plomb d’un silence interminablement oppressant. Par son irruption exubérante et intempestive, la scie musicale contraste avec ce conformisme feutré de sanctuaire de la demeure madrilène qui semble étouffer dans l’œuf la moindre velléité de rébellion enfantine. Les murs de la maison sont perméables et le temps comme suspendu à un présent uniformément désenchanté.

Un territoire exclusivement féminin

Carlos Saura circonscrit son film dans un espace domestique qui est un territoire exclusivement féminin. La maternité a été forcée pour Paulina, (Monica Randall), la tante, tenue de s’improviser comme le substitut maternel de ses nièces. Géraldine Chaplin en “mater dolorosa” est rendue omniprésente par sa disparition prématurée. Elle hante le film et se matérialise en spectre enjôleur tout du long comme la conscience agissante d’Ana. Celle-ci est emblématique de la jeunesse espagnole incapable de supporter davantage l’opression militaire et qui doit l’oblitérer et s’en libérer pour découvrir le monde extérieur.

Atteinte d’un syndrome d’enfermement, Abuela (Josefina Diaz), la grand-mère, est murée en un mutisme indolent qui la contraint à intérioriser ses souvenirs à partir d’un pêle-mêle de photographies lui remémorant les jours heureux de la république espagnole. Sa fonction sociale est rendue redondante par le fait qu’elle a survécu à sa fille.

Rosa,( Florinda Chico),la servante, mémoire vivante des secrets d’alcôves, poursuit imperturbablement son labeur de prolétaire contre les vents et marées familiaux.

A travers le prisme du regard dévoyé d’Ana, les relations corrélées entre adultes et enfants se télescopent dans un espace liminal qui se situe au niveau du seuil de perception de la préadolescente. Négligées par une figure paternelle absente, Ana et ses sœurs sont à la recherche de sens dans un monde finissant et un autre qui commence. Le film dissout les temporalités lorsque Géraldine Chaplin, préfigurant Ana parvenue à l’âge adulte, fixe frontalement la caméra dans un aparté bergmanien avec le spectateur.

 


Mise en scène giratoire pour un délire onirique

La mise en scène de Carlos Saura est giratoire. La caméra pivote sur son axe selon d’amples circonvolutions calquées sur les déambulations somnambuliques d’Ana. Le temps est volatile à l’image de cette caméra qui confond subtilement les temporalités entre elles. Passé, présent et futur s’entremêlent. De sorte qu’Ana appelle plus qu’elle
n’invoque sa défunte mère adorée en pleine nuit. Cette dernière surgit subrepticement de la pièce d’à-côté pareille à un ange gardien sorti de nulle part.

In fine, le ressort dramatique du film s’appuie en son entier sur une Espagne franquiste refoulée dans ses aspirations. La mort du caudillo est annonciatrice d’une nouvelle ère apaisée où, loin des affres cauchemardesques d’une période troublée, la jeunesse, force vive de la nation, retrouve le chemin de l’école.

Cria Cuervos ressort en salles en version restaurée 4K sous la supervision du distributeur Tamasa.

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