Du propre aveu de Aronofsky, Black Swan (en maturation depuis une dizaine d’années déjà, toujours avec Nathalie Portman) a finalement vu le jour pour offrir une sorte de pendant inversé à son précédent film The Wrestler. Il est en effet à nouveau question de la découverte d’un univers artistique et du spectacle, le milieu de la danse classique remplaçant ici le catch. De même, on retrouve cette idée de délabrement intérieur du personnage principal qui l’amène à se soumettre corps et âme à sa discipline, quitte à y succomber. Si ce leitmotiv est plus évident sur ses deux derniers films, c’est pourtant une constante chez un réalisateur aussi obsessionnel que Darren Aronofsky. Ces personnages sont constamment en quête d’un absolu, d’une perfection inaccessible qui les pousse à se brûler les ailes et se détruire. L’objet de cette quête peut avoir plusieurs formes toujours plus abstraites en avançant dans sa filmographie, et son accession un chemin de croix de plus en plus douloureux. Pi voyait son héros rongé par la folie en cherchant la formule mathématique lui permettant de communiquer avec Dieu. Dans Requiem for a dream, c’est l’illusion d’une existence meilleure qui fait plonger les personnages dans un véritable enfer opiacé. The Fountain est lui guidé par la volonté inébranlable de Hugh Jackman d’enfin guérir sa bien aimée à travers les siècles. Pour le Mickey Rourke de The Wrestler le but paraît plus tangible (reconstruire sa vie, renouer avec sa fille) mais les circonstances dramatiques le rendront tout aussi insaisissable. Black Swan ajoute sa pierre à l’édifice avec ce qui est sans doute la quête ultime et la plus intimement liée à Aronofsky, l’accomplissement artistique.
Une expérience
Plusieurs réalisateurs et films viennent à l’esprit durant le visionnage de Black Swan. Le Dario Argento de Suspiria, le Polanski du Locataire et Répulsion, De Palma période Carrie et évidemment Powell /Pressburger des Chaussons rouges et Contes d’Hoffmann. Des cinéastes dont la renommée s’est faite par leur volonté de plier les règles esthétiques et narratives établies à l’univers qu’ils souhaitaient créer (Argento, Powell/Pressburger), au point de vue qu’ils voulaient donner (Polanski) ou aux sensations (De Palma) qu’ils cherchaient à communiquer. Pour ce faire, toutes les audaces sont possibles, tous les risques doivent être pris, quitte à friser le ridicule dans le but de faire vivre une véritable expérience sensitive et émotionnelle au spectateur. Aronofski appartient à cette catégorie et emprunte à ses aînés pour plonger dans la descente aux enfers de Nina. De Polanski on retrouve cette volonté (déjà dans The Wrestler) de ne jamais décrocher du point de vue de son personnage principal. Ainsi la santé mentale vacillante de Nina s’orne d’élans schizophrène et paranoïaque dès les premiers instants sur une menace invisible puis manifeste avec une Mila Kunis en rivale idéalisée, ennemie fantasmée. Le cadre urbain impersonnel ou celui feutré des cours de danse se mue ainsi peu à peu en cauchemar oppressant au fil des angoisses grandissantes de Nina sur sa capacité à être le Cygne Noir.
It was perfect…
On le sait, Aronofsky aime soigner ses conclusions et Black Swan ne fait pas exception avec une dernière demi-heure exceptionnelle où se croisent le désespoir de Requiem for a dream et le sentiment d’apaisement de The Fountain. Tout le malaise ressenti durant le film trouve là son accomplissement avec un Aronofsky versant dans l’épouvante baroque où sont abolis les derniers liens avec le réel. Natalie Portman timorée et fragile laisse soudain exploser un magnétisme et une sensualité qu’on ne lui a jamais connus (même dans le surestimé Closer ou Hôtel Chevalier) pour véritablement devenir le Cygne Noir. Sensuelle, dangereuse et pleine de grâce vénéneuse, elle accomplit une mue qu’Aronofsky exprime physiquement et symboliquement dans un environnement dont les ténèbres ne sont plus synonymes de danger. Cette obscurité est désormais son territoire et il n’y a plus de retour possible pour redevenir le Cygne Blanc, les sacrifices ont été trop grands. Le score exceptionnel de Clint Mansell (comme souvent lorsqu’il travaille avec Aronofsky) accompagne avec intensité l’ensemble en malmenant l’opéra de Tchaïkovski, ici déformé, ralenti, accéléré et parfois méconnaissable selon la tonalité voulue.