Ada est une jeune sénégalaise promise à Omar, un nouveau riche très riche qu’elle n’aime pas. Elle aime Souleiman, un ouvrier qui travaille sur un chantier gigantesque, destiné à transformer la mégapole côtière où ils habitent. Souleiman doit partir; il part; elle n’aime que lui et vit son absence.
L’amour entre une tour et un océan
Atlantique est un grand film d’amour. Peu nombreux sont les récits qui ont traité la séparation avec autant de présence et de sensualité; si la chair n’est jamais montrée, en puissance comme en acte — Ada est vierge —, c’est dans les regards qu’on s’échange, les démarches qui traduisent notre nonchalance ou notre détermination, nos mains qu’on appose sur nos visages, horrifiés ou rougissant à la vue de celui qu’on aime, que l’érotisme a lieu. Souleiman est un ouvrier qui s’est fait rouler par un patron verreux qui les a exploités lui et ses frères de galère : il décide de traverser l’Atlantique pour trouver une vie meilleure ailleurs — on suppose l’Europe. Laissant Ada à quai, comme Marius laissait Fanny chez Pagnol, ou Ulysse sa Pénélope chez Homère. Il revient néanmoins sous une forme hybride, entre vie et mort, entre spectre et humain, hantant Ada de son absence autant que sa présence. Mati Diop crée ici le plus beau des couples de cinéma : celui que nul ne peut voir, à part ceux qui le vivent. Une humaine rejetée par un monde auquel elle se refuse d’appartenir et un fantôme que la mer a rejeté après l’avoir englouti. Ces deux corps, vierges l’un de l’autre, sont réunis à l’écran dans des séquences d’une sensualité grandiose, avec pour bande-son le reflux de l’océan et les mélodies vibrantes de Fatima Al Qadiri. L’océan se décline en son et en images, notamment dans un néon de bar aux pointillés verts, qui passe et repasse sur le corps seul et en attente d’Ada au rythme des vagues lointaines; puis, il réapparaît quand le couple est uni à nouveau. La subsistance des motifs, qu’ils soient naturels ou électroniques, fait partie intégrante de la poésie que développe Mati Diop, qui traite la séparation, la distance et le désir avec une précision du regard et de l’écoute.
« Je suis Ada »
Mati Diop a fait avec la plus grande intelligence de cette ville un personnage : faisant face à un océan qui jamais ne bouge, qui voit naître et mourir le soleil éternellement et silencieusement, la ville est seule. Elle plonge son regard dans l’eau infinie sans que jamais rien ne lui parvienne en retour. Par métonymie, c’est Ada que Mati Diop filme seule, plongée dans l’eau de ses larmes ou de sa mélancolie. Ou peut-être est-ce l’eau de sa sueur, sous ce soleil énorme, chaud et rond. « Le sel de ta peau, toujours je veux le goûter dans la sueur de la mienne ». Sûrement la plus belle phrase d’amour, et la plus érotique. Ada parle peu, comme Souleiman : ils se contentent de se regarder pour se dire je t’aime, parce qu’aimer est une chose quasi interdite là où ils vivent. Se marier, se laisser acheter, se vendre, tel est l’unique mode amoureux qu’Ada refuse : alors elle erre dans cette ville aux allures de jungle, une ville qui n’a « ni père ni mère », comme le lui rappelle Fanta, son amie bling bling qui a pour comparse une dénommée Dior. Là où leurs noms sont des marques qu’elles arborent fièrement comme des façons de s’identifier, de se démarquer, de se monétiser aussi, Ada porte un nom qu’elle ne comprend que quand le film se termine. « Ada, à qui l’avenir appartient. Je suis Ada. » C’est sur ces mots que le film se clôture, accompagnés d’un regard caméra doux et aimant, d’une jeune femme qui sait qui elle est et ce qu’elle désire. Si elle ne parle jamais, faisant plutôt parler d’elle, Ada est un personnage animé par des complexités que le film entier tente de rendre plutôt qu’une approche trop psychologique du personnage seul. Traversant des atmosphères, des discours, des rebondissements, le film éclot en une oeuvre riche de sens, d’images, et de réflexions, gravitant autour de cette figure féminine.
La lutte contre l’oubli et la séparation est un geste d’amour
Là où Atlantique fait fort, c’est qu’il ne dit jamais ce qu’il est : un film féministe. Les femmes, même celles que l’on traite de pétasses parce qu’elles aiment les vêtements moulants, qu’elles traînent avec les gars du chantier et qu’elles aiment l’argent, toutes les femmes sont perçues pour elles-mêmes, chacune dans son existence et ses problématiques. Ada est prête à mentir et fuir par amour et foi en celui qu’elle aime : c’est une grande héroïne qui, une fois que son amant est parti pour de bon, ramené à la mer et à la mémoire, demeure, subsiste, persiste. Lorsqu’un gang de femmes aux yeux translucides investit la maison du patron de chantier, lui réclamant 32 millions de Francs CFA, le film bascule et se mue. Qui sont ces femmes ? Pourquoi ces regards éthérés, possédés ? Si leur quête intervient en parallèle du récit principal, c’est toujours dans la même dynamique du retour, du regard, de la justice que Mati Diop développe cette intrigue, sur la crête qui lie le fantastique au thriller. Injectant constamment du poétique et de l’au-delà dans cet environnement social marqué par la misère, l’inégalité, la perte et la violence, la cinéaste fait fleurir son film de différentes manières. Les longs plans fixes sur l’océan immense et ses remous, sur le soleil déclinant éparpillé au cours du film en trois ou quatre segments, rappellent l’esthétique documentaire qu’elle a déjà utilisée par le passé; le retour de l’être aimé, que la mer a rendu à celle qu’il aime, sous une forme spectrale envoûtante et terrifiante, nous embarque dans une mythologie légendaire. Mati Diop traverse les récits et les espaces enrichie de multiples références, esthétiques, thématiques qui jamais ne s’opposent ou se succèdent mais toujours s’entremêlent, dialoguent. Les femmes et les hommes que le chantier a tués, que la mer a ensevelis, se réveillent et se rebellent, réclament justice et vie dans le peu de sursis qui leur est accordé. Venant des profondeurs, ils font face à un soleil implacable qui parfois laisse fuiter entre ses rayons un amour, un sourire, un regard, celui qui éclate entre Mame Bineta Sané (Ada) et Ibrahima Traoré (Souleiman), le soleil et la lune de ce grand premier film.