« Cherchez la femme »
La raison de cette métamorphose est apparemment très simple: elle était belle, blonde, et distillait un délicieux danger. Avec Double Indemnity, Billy Wilder et Raymond Chandler, en adaptant une nouvelle de James M. Cain (auteur également de Le facteur sonne toujours deux fois), créent des personnages devenus depuis des archétypes. Si Fred Mc Murray, tout en partageant avec Sam Spade (Le Faucon maltais), et Philip Marlowe (Le Grand sommeil, tiré d’une nouvelle de Raymond Chandler), une silhouette élancée et les accessoires obligés que sont l’imperméable et le chapeau, ne possède pas le côté taciturne et ténébreux qu’imprime l’interprétation d’Humphrey Bogart à ses personnages de détective durs à cuire, Barbara Stanwick est sans doute dans ce film la première incarnation aussi clairement dessinée de la femme fatale manipulatrice et vénale. Double Indemnity ne marque pas à proprement parler l’apparition du film noir, que l’on pourrait dater du Faucon maltais, réalisé deux ans plus tôt par John Huston, mais il est en effet le premier opus du genre à y adjoindre cette figure de la femme fatale, selon toutes les acceptions que peut recouvrir cet adjectif, qui en deviendra par la suite une des caractéristiques principales. En terme de femme fatale, ne nous attendons cependant pas ici à voir surgir la Lauren Bacall de The Big Sleep (Le Grand sommeil, Howard Hawks, 1946), ou la Rita Hayworth de Gilda (Charles Vidor, 1946), ou de The Lady from Shanghai (La Dame de Shanghai, Orson Welles, 1948), auréolées de la splendeur de leur mystère. Barbara Stanwick, grande actrice au demeurant, est ici affublée d’une perruque inoubliable, qui n’est pas loin d’évoquer les chevelures postiches luxuriantes des pères de l’indépendance américaine – George Washington en blond platine – et maquillée maladroitement d’un rouge à lèvres qui déborde de sa bouche comme une balafre qui lui barrerait le visage. Wilder, et son co-scénariste Raymond Chandler, veulent par là signaler d’emblée le côté ordinaire, trivial, dénué de tout panache ou passion, de l’histoire de Double Indemnity : un séducteur de pacotille, conformiste et sans ambition, envoûté par une femme cupide, perverse, que Wilder ne montrera jamais autrement que dans l’artifice et la surcharge de sa séduction, et qui parvient à convaincre le pigeon d’assassiner un mari non moins antipathique, en ayant pris soin auparavant de lui faire souscrire à son insu une assurance accident. « I killed him for money, and for a woman, etc. ».
La première apparition de Barbara Stanwick, vénéneuse et machiavélique Phyllis Dietrichson, dont la duplicité est soulignée par contraste avec l’innocence et la piété filiale de sa belle-fille, Lola, est un morceau d’anthologie : alors que Walter Neff souhaite voir Mr Dietrichson pour lui faire renouveler son assurance automobile, elle apparaît en haut d’un escalier, drapée dans une serviette de bain, filmée en légère contre-plongée, puis revient quelques instants plus tard, achevant de boutonner son chemisier. Lors de sa descente des marches, la caméra s’attarde sur ses jambes, métonymie d’un corps qui se sait désirable, à travers les arabesques en fer forgé de la rampe d’escalier, laissant entrevoir une chaîne de cheville plus affriolante que n’importe quel sous-vêtement, et des mules à pompons en fourrure. Tout un poème. Ces attributs d’une sensualité affichée et volontairement outrancière annoncent de façon puissante, car purement visuelle, l’attirance explicitement sexuelle que Phyllis va exercer sur Neff. Son prénom évoque d’ailleurs à une syllabe près une maladie vénérienne qui contient symboliquement l’idée de contamination et le présage d’une issue funeste. Cette première rencontre entre les deux protagonistes suggère également que l’homme séduit va adopter une posture plus vulnérable, presque féminine, tout futur auteur du meurtre soit-il, alors que la détermination carnassière de Phyllis à se débarrasser de son mari, son absence de scrupule, peuvent être perçues comme des marques de virilité. D’ailleurs, de la scène du meurtre du mari, perpétré dans la voiture de Dietrichson alors que Neff s’est dissimulé à l’arrière, nous ne verrons rien d’autre que le visage de Phyllis en train de conduire, et l’exaltation extatique, la jouissance froide et silencieuse qui se lisent progressivement sur ses traits alors que son mari expire ; Wilder a probablement opté pour ce parti pris de mise en scène non seulement pour exacerber l’angoisse et la frustration du spectateur de ne pas voir le meurtre à mains nues relégué hors champ, sorte d’angle mort du film (c’est le cas de le dire…), mais sans doute surtout pour suggérer que c’est elle qui commet le crime, fût-il par procuration, et quand bien même la blancheur de ses mains, le velouté de sa peau et le soyeux de ses cheveux restent intacts. Finalement, dans cette love affair de circonstance, Neff est touchant dans sa sincérité naïve, alors que chez Phyllis transparaissent vite l’hypocrisie, le double fond, et Barbara Stanwick elle-même arbore son jeu comme un cliché, une mise en abîme – comédienne à la puissance 2. Il ne serait pourtant pas pertinent de voir de la misogynie chez Wilder, qui au contraire soulève chez tous ses personnages féminins le masque social de charmante idiote ou de férocité bourgeoise que les femmes sont obligées de porter, pour en révéler la profonde et créatrice force vitale.
Middle class crisis
Ne soyons donc pas nous-mêmes misogynes dans notre interprétation des motivations du forfait de Neff ; certes Phyllis et son physique, littéralement pousse-au-crime, en constitue l’élément central, mais il serait plus juste de dire qu’elle agit comme le catalyseur d’un désir préexistant chez Neff, celui d’échapper au quotidien terne d’une vie de bureau routinière, de sortir de l’aliénation par le travail, et pour cela de commettre le crime parfait pour surpasser l’intelligence de Keyes, chef du service du contentieux passé maître dans l’art de débusquer les arnaques aux assurances. La satire sociale qui accompagne la peinture d’une middle-class américaine arriviste et sans idéaux préfigure le burlesque acide que l’on retrouvera dans The Apartment (La Garçonnière), que Wilder tourne en 1960. Les plans d’ensemble de l’open space de la Pacific all risks, filmés en plongée depuis la coursive à l’étage, qui montrent des rangées de bureaux identiques, entre lesquels s’affairent des employés-automates, ne sont d’ailleurs pas sans rappeler ceux de la compagnie d’assurances où travaille Jack Lemmon dans La Garçonnière, sous-fifre anonyme en quête de reconnaissance sociale et amoureuse, frère en désir frustré de Walter Neff. L’Amérique moyenne engendre ses assassins, semble nous dire Wilder dans Double Indemnity, agents d’une criminalité économique, familiale, quotidienne. Wilder et Chandler ont volontairement insisté sur le côté sordide de l’histoire de ce couple d’escrocs en perdition, qui se retrouve dans un supermarché – cet enracinement de l’intrigue dans un univers ordinaire deviendra d’ailleurs un des codes du film noir. Nul glamour, nul romantisme, rien qu’un jeu de dupes sans valeur entre une femme à la chevelure douteuse, et un petit vendeur d’assurances à l’élégance crasse et à l’arrogance de looser (« Tu n’es pas plus malin que les autres, juste un peu plus grand », lui fait remarquer Keyes dans une savoureuse saillie).
Vapeurs d’alcool et volutes de poussière
La dramaturgie de Double Indemnity confère une force particulière à l’idée de fatalité. Wilder opte pour un style très littéraire de narration en flash-back à la première personne, qui s’incarne dans la voix-off sépulcrale de Walter Neff ; ce procédé sera réutilisé un an plus tard dans Laura de Preminger ("Je me souviendrai toujours du week-end qui suivit la mort de Laura…"), puis dans Sunset Boulevard, amorcé par la confession post-mortem de William Holden, que Wilder réalisera en 1949. Si Neff est ainsi le jouet du destin et la proie de Phyllis, il n’en reste pas moins le maître du récit. Ces deux lignes parallèles de la "reconstitution cinématographique" de l’évènement, et du récit de l’évènement qu’en fait Neff, se réfléchissent par ailleurs dans un troisième fil narratif, l’enquête de Keyes qui tend à prouver qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’un meurtre ; il y a une vraie jubilation à entendre Edward G. Robinson retracer ce qu’il imagine de l’enchaînement des évènements, et spéculer sur la façon dont le crime pourrait selon lui avoir été commis – hypothèses qui pourraient passer pour des élucubrations, mais qui en l’occurrence sont la pure vérité. Un trait frappant du scénario de Double Indemnity, qui serait la seule critique que l’on pourrait formuler à l’encontre du film, est son côté abrupt, brutal, elliptique. Les retournements s’opèrent avec une rapidité qui empêche parfois de saisir leur logique, notamment en ce qui concerne la romance entre Neff et Phyllis. Tout en étant très typés, les personnages manquent peut-être d’une épaisseur humaine nécessaire à la crédibilité de leur attraction irrésistible et subite, permettant de raccorder mentalement leurs motivations et leurs actions, dont la cohérence est souvent tronquée par l’absence des moments de basculement, comme si Wilder avait sciemment refusé de tourner les articulations de l’intrigue. Mais Wilder et Chandler n’ont que faire de la vraisemblance, ou du moins lui préfèrent toujours l’agilité et la sécheresse du récit. Dans un des bonus du très beau DVD édité chez Carlotta, le scénariste Lem Dobbs (auteur, entre autres, du scénario de L’Anglais, de Steven Soderbergh), avance une hypothèse intéressante pour expliquer l’aspect lacunaire de la dramaturgie du film. Celui-ci proviendrait de la rencontre de l’alcoolisme de Raymond Chandler qui marque d’une empreinte brumeuse, hypnotique, cauchemardesque les scénarios qu’il écrit (et Neff semble également assez porté sur la boisson), et de l’obsession de Wilder de l’économie de la narration, du rythme et de son efficacité.
Fais-moi rire, Billy
L’armature naissante du film noir, qu’il codifie en même temps qu’il l’invente, Wilder l’agrémente d’un humour irrésistible, fait de traits d’esprit, réparties ironiques, dialogues à double entente truffés de sous-entendus sexuels d’une finesse et d’une acuité qui font mouche à chaque fois. Lors de leur première rencontre, devant Phyllis à moitié nue et encore inconnue, et pour la convaincre de renouveler son assurance auto, Neff fait d’une pierre deux coups en remarquant qu’elle n’est "pas couverte" ; puis, tombé en un instant sous le charme de cette femme qui exhale autant le chèvrefeuille que le soufre, et poursuivant son argumentaire, il ajoute que la police d’assurance contient "une nouvelle clause collision". Phyllis n’est pas en reste, qui, face à la tentative de séduction pataude et offensive de Neff, lui rappelle que "la vitesse est limitée dans cet Etat", ce sur quoi Neff rebondit en filant la métaphore de la vitesse, de la loi et de la transgression, sans savoir à quel point elle se révélera adéquate pour décrire le trajet qu’ils feront ensemble. En dehors des allusions érotiques qui émaillent les conversations de Neff et Phyllis, Wilder prête également à Keyes ce don du witticism (piques acerbes et moqueuses), et un esprit d’à propos bien involontaire au liftier qui au début du film ouvre les portes de l’entreprise à Neff, atteint par une balle à la poitrine, et qui se plaint de ne pas bénéficier d’une assurance en raison d’un cœur trop faible. Wilder a retenu la leçon de Lubitsch, et inspirera à son tour Woody Allen : qu’il est bon de rire au cinéma de tant de subtilité et d’intelligence!
Histoires d’hommes et de cinéastes
Cet humour doit beaucoup au show permanent d’Edward G. Robinson, évadé des films de gangsters des années 30 où il tenait souvent le rôle du méchant. La relation dépeinte entre son personnage de Barton Keyes et celui interprété par Fred Mc Murray est vraiment émouvante. Il semble inadéquat d’y déceler une homosexualité latente, et ce en dépit du running gag du cigare que Keyes, dépourvu d’allumettes, se fait allumer par Neff, hâtivement qualifié parfois de symbole phallique. Plus simplement, il s’agit d’une amitié profonde, teintée peut-être d’un rapport filial, forgée par des années de collaboration et nourrie d’une estime réciproque dissimulée sous des provocations, auxquelles Neff répond dans une tendresse ironique par "I love you too". La déception du mentor par son protégé (Keyes fait son entrée dans le bureau de Neff durant sa confession au dictaphone), sera à la mesure de la confiance qu’il avait placée en lui, et Neff n’éprouve plus que le contentement désormais vain d’avoir mis Keyes devant les failles de son enquête ; à la fin de son agonie, Neff fait remarquer à Keyes que malgré ses intuitions justes, il s’est trompé sur l’identité du meurtrier car "le coupable était trop proche" – "plus proche que cela" répond Keyes. Cette amitié masculine battue en brèche par le désir de Neff d’échapper à la perspective d’une vie monotone et solitaire qui est celle de Keyes, toute dédiée à son métier, possède une autre dimension, l’identification entre le personnage d’Edward G. Robinson et Billy Wilder. Même petite taille, même vivacité d’esprit, mêmes gesticulations et énergie compulsive, Robinson apparaît comme le témoin de Wilder, celui qui à l’intérieur du film remet en ordre, remet en scène presque, par son ingéniosité et ses brillantes démonstrations, l’histoire écrite et filmée par Wilder. Le "petit homme" de Keyes comme il l’appelle – cette conscience qui lui fait suspecter un meurtre derrière l’accident apparent – n’aurait-il pas pour nom Billy Wilder?
Bref, en un mot comme en mille : Double Indemnity, un classique intemporel, le film noir saisi dans une sorte d’enfance de l’art, une pépite dans la filmographie de Billy Wilder, qui n’a pas usurpé son titre de chef d’œuvre.