Une femme dans la tourmente (Mikio Naruse, 1964)

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Confusion des sentiments et soleil noir de la mélancolie : avec ses embruns sentimentaux si caractéristiques, le << mélodrame narusien >> est à l’affiche avec un inédit en France filmé en Tohoscope noir et blanc.

 « Les femmes sont difficiles : si vous vous liez d’amitié avec elles, elles deviennent insatiables, et si vous les ignorez, elles vous en gardent rancune » (Confucius)

1965 : l’industrie cinématographique japonaise est en pleine mutation. La télévision crève l’écran. La nouvelle vague avant-gardiste initiée en 1959 par Nagisha Oshima impose un cinéma qui aspire à de nouvelles orientations totalement radicales : un engagement politique assumé et une émancipation sexuelle qui entendent s’affranchir de la censure nationaliste jugée autoritaire et répressive. A contre-courant de cette coterie subversive, Mikio Naruse est issu, quant à lui, du cartel de la vieille garde à la réputation déjà bien établie où figure au pinacle la trinité tutélaire de ses illustres devanciers : Mizoguchi, Kurosawa et Ozu. Réputé pour son respect scrupuleux des impératifs budgétaires et des temps de tournage, Naruse est alors régulièrement salarié depuis plus de trente ans par la Toho, l’une des majors les plus florissantes dans les deux âges d’or du cinéma nippon : 1930 et 1950 avec la Schochiku, qui l’a fait débuter comme accessoiriste à l’âge de 15 ans.


Un genre consacré : le « shomingeki » ou drame familial

A l’instar de Yasujiro Ozu, son aîné de deux ans, Mikio Naruse illustre depuis toujours un genre consacré : le shomingeki, comédie romancée qui égrène les vicissitudes du quotidien de la famille japonaise de la petite bourgeoisie, les petits riens de la vie de tous les jours des gens ordinaires. Très proche de l’esthétique narusienne, Keinosuke Gosho fut le premier cinéaste à épouser cette veine néo-réaliste dans un muet de 1931 .
Il est frappant de comparer le regard et la tonalité qui éclairent ce microcosme familial d’un cinéaste à l’autre. Ozu est surtout porté à l’épure et à l’abstraction lumineuses d’un cadre familial quasi inamovible qu’il circonscrit avec humour au ras du tatami, quand la vision de Naruse dénote un réalisme sombre qui s’appesantit sur l’émotion, le désenchantement, l’indétermination féminine dans toute sa subjectivité et les efforts déployés pour sortir du carcan rigide des conventions sociales .


Une esthétique de la mélancolie

Les films de la dernière décade des années soixante – Naruse décédera d’un cancer en 1969 à 64 ans – sont symptomatiques d’une esthétique de la mélancolie qui exhibe une société en désagrégation ; ayant perdu ses repères patriarcaux. En cela, cet « Ozu du pauvre », comme l’épinglera injustement un critique de l’époque, est aux antipodes d’un Kurosawa qui exalte le héros viril et transgressif. A contrario, il se situe dans la droite ligne d’un Mizoguchi pour qui la sublimation de la féminité s’exprime tout entière dans la souffrance d’un modèle sacrificiel qui nous remplit d’admiration pour sa transcendance vertueuse hors d’atteinte.

 

 

 

 

Le canevas du mélodrame narusien

Tandis qu’Ozu, un rien facétieux, s’ingénie à décliner le stéréotype de la « vieille fille » à marier sous toutes les coutures de son kimono, Naruse élargit ici la sphère d’influence d’une encore jeune veuve en mal d’émancipation : Rieko. Cette dernière a perdu son mari durant la guerre du Pacifique. Sa conscience victimaire lui fait conserver l’effigie du défunt dans un cadre présent de tous les instants. Face aux coups durs de l’existence, la résilience est encore le ressort intime le plus efficace. Elle prélude ce que sera la femme moderne japonaise débarrassée des oripeaux empesés de la tradition. Capable de s’intégrer légitimement dans un monde du travail à la fois machiste et sexiste ; encore partagée et comme écartelée entre ces deux courants contradictoires de la tradition et de la modernité, l’héroïne narusienne ne transige pas. Tout en dévouements, elle se refuse cependant au moindre compromis.

 

Un Japon vacillant et traumatisé

Le foyer, la maisonnée, la sphère familiale constituent traditionnellement le pré carré de la femme japonaise si l’on s’en tient aux préjugés tenaces institués par la culture confucianiste. Selon la pyramide patriarcale de la société nippone érigée dans l’esprit de Confucius, la femme est inférieure à l’homme. La communauté prévaut sur l’individu. La belle-fille, ici veuve, hérite du statut le plus subalterne dans l’échelle hiérarchique. Dans le Japon moderne de l’après-guerre, la femme qui travaille est déconsidérée comme une « mauvaise mère » pour vouloir s’émanciper de la sphère familiale à laquelle elle appartient de facto. En femme opiniâtre, Rieko tient « à bout de bras » l’officine familiale depuis 18 ans, date à laquelle s’est éteint son défunt mari, depuis vénéré. Privé de la figure patriarcale, souveraine et protectrice, qui brille ici par son absence, l’entourage immédiat compose désormais avec une vieille mère dépassée par les événements, sous influence et sous contrôle de ses deux filles et qui est tout sauf une « matriarche » en ce qu’elle délègue l’autorité à son fils Koji, légitime légataire du commerce. Une transmission vacillante, à l’image d’un Japon traumatisé par 15 ans de guerre et se refusant à trancher entre les soubresauts d’existence de la restauration Meiji et la voie de la démocratisation ouverte par l’occupation américaine.

 

Un univers filmique embrumé tout en demi-teintes

Rieko (Hideko Takamine) incarne une jeune femme en butte aux contingences et aux compromissions de son entourage ; bien décidée à lutter contre le déterminisme social pour accéder à une vie plus digne. Ici, la femme traverse, d’un port altier, l’adversité et les intempéries de l’existence. Le cinéma de Naruse a beaucoup à voir avec un temps climatique et par extension une atmosphère morale émotionnelle exprimant les conditions oppressantes de l’existence. La liste est longue des titres de ces films aperçus comme autant de marqueurs connotatifs : Nuages flottants (1955), L’éclair (1952), Avalanche (1937)... D’abord velléitaire, Koji incarne cette jeunesse en rébellion contre tout, y compris contre elle-même. Puis, il cherchera à combler le vide de son frère disparu en prenant délibérément sa place vacante et le parti de sa belle-soeur contre l’avis de sa mère et de ses sœurs et parce qu’il aime Reiko. Enfin, en mal de repères, il conjurera le traumatisme de la perte de son frère en se jetant à corps perdu dans la mort salvatrice. Rieko est désespérément attachée à la mémoire de son défunt mari mais, en dépit du serment qu’elle s’est fait de ne pas se remarier et par peur du scandale, son infatuation pour Koji se trahit dans un trouble permanent qu’elle a peine à réprimer. Pour traduire son intense désarroi, Naruse étire et distend l’espace gigogne du commerce familial et de la maison attenante grâce à une utilisation dynamique du « tohoscope » en noir et blanc, le format « grand écran « des studios de la Toho. On sait que ce fin observateur des émois féminins, à moins de se plier aux impératifs de la production, n’aimait pas la couleur qui ne correspondait pas à son univers embrumé tout en demi-teintes.

 

 

 

Un cinéaste des turbulences émotionnelles

Cette technique de distanciation, qui exploite les potentialités d’un espace à 360° comme pour mieux dilater un lieu confiné quasi claustrophobique, est magistralement mise en valeur dans les vingt dernières minutes du film. Rieko, rejointe par Koji, quitte le foyer familial dans un long périple ferroviaire qui doit la ramener au sein de sa famille car elle se voit comme un obstacle au futur succès de Koji promu directeur du supermarché familial qui sera édifié en lieu et place du petit commerce vivotant. Le cinéaste des turbulences (ferroviaires cette fois) utilise les ressources cinétiques et plastiques du grand écran pour rapprocher les deux protagonistes en d’amples raccords d’images à 180 degrés. Femme du passé habituée aux privations, au don de soi, à la résignation et au dévouement, Reiko appartient à un autre monde générationnel que celui de Koji qui est un écorché vif, un « rebel without a cause » tendance James Dean. Seul le fil ténu d’un idéal d’absolu les rapproche alors que tout semble les séparer à commencer par l’âge (Reiko est de dix ans son aînée). Reiko se dérobe à la demande en mariage de Koji. Celui-ci disparaît aussi subrepticement qu’il est apparu de son horizon avant le terme de son voyage. Naruse choisit une fin ouverte, supposément laissée à l’appréciation du spectateur. Hideko Takamine, l’héroïne d’Une femme dans la tourmente, qui aura été l’actrice de 12 films parmi les plus marquants de Naruse dont l’inoubliable Une femme monte l’escalier (1960) lèvera l’ambivalence en confiant que le réalisateur avait prévu une fin tout autre où Koji, ivre mort, s’éteignait dans un linceul de neige. Mais la neige n’étant pas au rendez-vous là où l’on était en droit de l’attendre, Naruse, dans un retournement de situation enclin au pathos, choisit de cautionner sans la tourner cette fin contournée que rien ne laissait présager et où le héros meurtri par l’existence et sous l’emprise de l’alcool se jette du haut d’une falaise.

 

Une lame de fond dévastatrice couve sous l’écorce des choses

« Depuis mon plus jeune âge, la pensée que le monde dans lequel nous vivons nous déçoit un peu plus chaque jour de notre existence ne m’a jamais quitté ». Tel est l’amer constat de Mikio Naruse, qu’il traduit dans un flux perpétuel d’images introspectives où le présent consume passé et futur dans le même temps, viscéralement émotionnel. Naruse n’a pas son pareil pour filmer le « soleil noir de la mélancolie », selon l’expression de Nerval. Ce vague-à-l’âme est l’ordinaire de ses héroïnes : un état latent dans lequel elles s’abîment dans de courtes poses méditatives ou contemplatives qui viennent en point d’orgue des scènes quand Ozu enchâssera un plan séquence entre deux champs vides, ces fameux « plans tampons ». Mikio Naruse est sans conteste un maître quand il s’agit de dépeindre les émotions muettes, l’indétermination du désir qui se dissout dans les contingences du quotidien. Ici Rieko, suavement campée par Hideko Takamine, exprime tout en retenue la panoplie des sentiments les plus sublimés par un détournement de regard révulsé, en baissant les paupières ou en esquissant un vague sourire d’une grâce inouïe. Naruse truffe ses scènes de mimiques exprimant tour à tour le dédain, le désarroi, l’affection, la malice, le mépris, le pardon ou la résignation comme pour tromper l’ennui des temps morts, selon une pantomime réglée comme du papier à musique. La lame de fond de l’émotion couve sous l’écorce des choses insignifiantes de tous les jours. La méthode de Naruse consiste à élaborer un plan très bref sur un autre pour les assembler au montage sans que le point de collage soit perceptible. Ce flux tendu de plans courts est si parfait qu’il donne l’impression d’un plan d’eau étale où couverait une onde de choc dévastatrice.

 

 

Dissolution d’une société happée par un capitalisme rampant

Le titre original du film, Miraderu, exprime le désarroi, la confusion. Le titre anglais, Yearning, met l’accent sur un désir ardent de femme laissé inassouvi tandis que le titre français insiste sur les affres de la victimisation . C’est dire si le Japon de la modernité est anxiogène. Il marque psychologiquement les protagonistes : la décade des années 60 est une période d’intense mutation pour un Japon urbain inadapté, souvent laminé par les ravages d’une modernité industrielle rampante. Une femme dans la tourmente plante d’emblée le décor en entrecroisant l’esquisse d’une idylle romanesque contrariée sur fond d’affrontement économique sans pitié entre les supermarchés en plein essor et un petit commerce de proximité inadapté. Les supermarchés écrasent les prix, et les petits boutiquiers ne parviennent pas à suivre. L’un deux se suicidera, ne voyant pas comment contrer l’hégémonie de cet hydre tentaculaire. Trop pudique pour afficher crûment l’indécente décadence consumériste de la société nipponne comme le cinéma commercial outrancier de l’époque inclinait à le faire, Naruse sait enserrer en quelques notations visuelles fulgurantes l’avidité et notamment la voracité de cette « modernité en marche » pour les plaisirs concrets. Ainsi de cette scène de concours de mangeurs d’oeufs du premier tiers du film, où un groupe de personnes rattachées à la grande surface s’empiffrent jusqu’à l’écoeurement, au mépris des conventions et du petit commerce. Les propriétaires du supermarché sont dépeints comme de vulgaires « yakuza » qui raillent Koji sur son impuissance à s’aligner sur le « dumping ». Ce dernier se complaît volontiers dans une caricature hollywoodienne de la jeunesse délinquante de son temps : il est d’abord vu comme un pilier de bar, buveur invétéré, querelleur, jouant au mahjong, ce jeu chinois de dominos, au lieu de vivre d’une activité honnête. Sa fringale est montrée du doigt à maints endroits dans le film et rencontre l’étonnement amusé de Keiko.

 

Mikio Naruse : simple « contemplateur » et non contempteur de son temps

En 37 ans de carrière, Mikio Naruse aura réalisé pas moins de 89 films invisibles ou oubliés pour une grande partie d’entre eux. Cet homme taciturne, renfermé et très peu disert, aura traversé avec une constance inégalée les deux âges d’or japonais tout en se pliant aux injonctions de la production. Nuages flottants ou Le Repas (1951) sont des œuvres impérissables, passées depuis à la postérité. Une femme dans la tourmente est une introspection des désirs et des déceptions de la gente féminine japonaise, confrontée au rouleau compresseur de la modernité. Naruse utilise le mode narratif du mélodrame. Un mélodrame sombre, feutré, épuré et compassé à l’extrême, qui a peu à voir avec la flamboyance luxuriante d’un Sirk ou même d’un Minelli, adeptes du genre. Naruse ne prône ni n’affirme rien dans ses films. Il n’est pas un nostalgique du passé, même s’il se focalise davantage sur les valeurs du « vieux monde ». Il n’est pas non plus un contempteur mais un simple contemplateur d’un monde en déliquescence. Ses personnages féminins sont en quête d’un futur utopique qui pourrait bien être meilleur que le passé, mais rien n’est moins certain. Les rares propos du cinéaste glanés de droite et de gauche sont éclairants quant à son indéfectible humilité d’artisan remettant inlassablement « son ouvrage sur le métier » : « Les films sont éphémères. Ils disparaissent en une ou deux semaines ». Peu avant sa mort, Hideko Takamine était au chevet de cet infatigable échafaudeur de rêves, et il lui aurait soumis un projet de film fantasmé où elle aurait figuré dans une pure abstraction de décor blanc qui aurait fait ainsi ressortir l’émotion sans fards. Gageons que nous serons conduits à voir davantage de son cinéma à l’avenir, chacun de ses films apportant une pierre à l’édifice de nos songes éveillés.
 
 

Titre original : Midareru

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Durée : 108 mn


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