Ulysse, souviens-toi !

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Ulysse revient parmi les siens.

Bien plus pertinent qu’Ulysse, souviens-toi !, Guy Maddin aurait dû s’en tenir à son titre original : Keyhole, évoquant plutôt le caractère labyrinthique de son travail sur l’oubli que l’aventurier grec. Sa dernière œuvre aurait alors pu se révéler comme l’expérience visuelle la plus marquante de ce début d’année pour un spectateur pris en otage, transpercé dès les premières minutes par une fusillade du feu de Dieu digne d’un Scarface. Noirs et blancs sublimes, fondus enveloppants, surimpressions spectrales, tout est bon pour ressusciter les morts. Maddin fait tourner la planche Ouija et exhorte ses héros déchus. Du film de gangster, il convie les loubards gominés, les armes à feu pétaradantes, l’amant chinois pernicieux, et la poule française en lingerie fine. Du film d’épouvante période Bela Lugosi, il convoque les chaises électriques, les pannes d’électricité, les marigots lugubres, la fiancée noyée, le fantôme de tonton au grenier, sans oublier celui du frangin dans le placard.

Car Ulysse Pick a une bien grande famille. Chef des gangsters, il est enfin de retour dans une demeure poussiéreuse et surpeuplée de revenants. Manners, son seul enfant vivant, tente de lui faire recouvrer la mémoire. En vain. A son image, Maddin, durant toute la première moitié du film, tente tant bien que mal de raccrocher les wagons d’une narration volontairement trouée, déchirée en lambeaux, par le biais d’une voix-off encombrante qu’il abandonne toutefois à mi-parcours. Trop tard. Ce plan malaisé de légitimation, entre explications elliptiques et énigmes lyriques absconses passe finalement assez mal et on aurait préféré voir assumé totalement le parti pris anti-narratif, ouvrant les vannes de l’expérience purement physique et sensuelle d’un mélange de genres certes purement gratuit et à la limite du pastiche ou du cliché vintage, mais aussi sidérant de beauté plastique voire troublant… un univers désagréablement fangeux et libidineux pourtant émaillé d’une lumière virginale, liée avant tout au personnage de Denny, la jeune noyée aveugle mais clairvoyante.
 

Inutile de relier les gangsters à Ulysse pour relier ensuite celui-ci à sa famille. Cette trame tirée par les cheveux ne tient absolument pas. On le voit très vite. Peu importe, les relations profondes des personnages, ou ce qui les motive, puisque le dernier film de Maddin est tout surface, véritable boule de cristal hallucinatoire et déformante. Pourquoi s’échiner à rompre le charme ? Probablement pour honorer sa trop lourde charge symbolique : en invoquant le mythe d’Ulysse, Maddin a pris le risque de lester un montage déjà très dense, justement à cause de ses absences. Alors que nous recollons les pièces du puzzle, nous sommes sans cesse étranglés par un méta-texte ampoulé, résonant comme une caution dans la mesure où il ne reste pas grand-chose du mythe originel. Heureusement, on connaît et on comprend l’obsession romantique de Guy Maddin pour son père disparu lorsqu’il avait 21 ans. Nécromancien obstiné, il semblerait depuis qu’il n’ait réalisé des films que pour y débusquer son ombre à travers les rouleaux de pellicule – en témoigne son premier court-métrage au titre éloquent The Dead Father. Au regard de sa bio-filmographie, on sera ainsi plus disposé à s’incliner devant cette névrose intime du clair-obscur que devant le feu d’artifice de citations surabondantes qu’il a tiré sur propre film, au risque d’effaroucher les plus gracieux esprits. N’importe quel Ecossais nous le dirait : lorsqu’on possède maison hantée, une vieille légende domestique vaut toujours mieux qu’une fresque homérique.

 

Titre original : Keyhole

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Durée : 94 mn


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