Quel audacieux choix narratif que la trame de The Savage Eye ! Les réalisateurs Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick ont pris un risque esthétique en contant une histoire entière sous forme de voix off. En effet, Judith McGuire (Barbara Baxley, époustouflante…), une belle jeune femme énigmatique, arrive à Los Angeles après son douloureux divorce. Dès lors, se met en place un dialogue avec une voix masculine qui pose (vraiment) beaucoup trop de questions. Un visiteur curieux fait face à ses propres interrogations, ces dernières l’obligeant à se mettre en relief par rapport à la société. Car The Savage Eye, sous des airs de conte poétique, s’applique à établir dans son déroulement un jeu pervers de miroirs, qui place la société américaine des années cinquante face à ses propres contradictions.
La mort d’un langoureux amour offre à la sensualité de Judith une chance de renaissance, et la porte s’ouvre sur des milliers de possibles. Dans la douleur de cette récente séparation maritale se dessinent toutes les problématiques d’un monde, qui seront décryptées et analysées. Le malaise de Judith est l’occasion d’un voyage au plus profond de son psychisme. L’épreuve de la solitude plonge dans les tréfonds du moi et permet une introspection ultime. Dans cette errance hypnotique, la jeune femme fera de curieuses rencontres (des fanatiques religieux aux laissés-pour-compte de la société), reflets d’une déshumanisation croissante, dans laquelle l’individu (à entendre au sens d’ "individualité") ne sait plus où trouver sa place. Une critique acerbe et juste qui rappelle que, déjà, en ces temps-là, la société se faisait autour d’elle-même, pour elle-même, et non avec les hommes.
Voyage au cœur de l’inconscient et de ses tourments, The Savage Eye caresse avec grâce la frontière entre rêve et réalité. Les voix chuchotent chaque mot comme une confidence, les images (magie du noir et blanc !) glissent sur les vagues de l’inquiétante étrangeté. Chaque geste est un aveu de dévastation, mais aussi un espoir de reconstruction. Un rythme cinématographique languissant qui offre, chose rare, du temps aux choses. Réapprendre de soi et des autres, s’autoriser l’impossible et espérer ; encore…