The Canyons

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Le romancier Bret Easton Ellis livre un écrin malade pour une Lindsay Lohan démente.

Les cinémas défilent les uns après les autres, façades délabrées, intérieurs en ruines. Le très beau début de The Canyons ressemble à un inventaire des cinémas désaffectés de Los Angeles. L’âge d’or est passé, les icônes sont déchues. Dans le Los Angeles du film, du cinéma, tout le monde en fait. Et tout le monde s’en fout. Le cinéma est un moyen (de gagner de l’argent, d’accéder au succès médiatique), jamais une fin. Les films eux-mêmes ? Peu importe. Le décor désenchanté posé, The Canyons peut commencer.

Le film porte la double marque de son réalisateur et de son scénariste. Avant The Canyons, Paul Schrader et le romancier Bret Easton Ellis portaient un autre projet, Bait, un thriller horrifique. Lorsque les possibilités de financement disparurent, Schrader convainc Ellis de se lancer dans l’écriture d’un nouveau scénario : un projet plus petit avec moins de personnages et moins de décors, et donc un budget plus restreint. Après quelques errements, le casting se dessine avec deux stars antinomiques : James Deen, pornstar imposée par Ellis, et Lindsay Lohan, entre deux couvertures de tabloïds, deux cures de désintox et quelques procès. La réunion Schrader/Ellis/Deen/Lohan étonne et peut sentir le coup marketing. Peut-être. Mais c’est oublier que si Lohan est une personnalité publique détestable, elle est une remarquable actrice : hilarante dans la comédie avec un sens du timing que beaucoup doivent lui envier (Freaky Friday, 2003, et Lolita malgré moi, 2004, sont des modèles du genre), mais aussi bluffante dans le drame (il faut revoir le magnifique Last Show d’Altman, 2006 ou le mollement œcuménique Bobby de la même année dont elle est l’un des attraits principaux). Jusqu’à présent, l’accueil du film a été assez froid, notamment à la Biennale de Venise en septembre dernier. Le voir sortir sur nos écrans (sur un assez petit nombre de copies) est donc une bonne surprise.

Luxe, vide et volupté

Ellis signe un scénario malade et fragile dans la lignée de ses derniers romans qui n’ont plus ni la flamboyance ni l’impact immédiat de ses premiers livres (Moins que zéro, 1985, American Psycho, 1991), mais opèrent au contraire en demi-teintes, moins séducteurs mais dont le climat délétère habite peut-être plus sournoisement et durablement son lecteur. The Canyons pourrait être ainsi le voisin de Suites(s) impériale(s) (2010) : mêmes personnages désabusés, mêmes relations sordides, même désœuvrement et ennui latent, une vacuité d’existences qui se doivent d’être luxueuses pour valoir la peine d’être vécues. Tara est en couple avec Christian. Il est producteur de film. Elle est… séduisante, elle n’a pas besoin d’être plus. Tara a imposé Ryan, son ancien amant, sur le film que produit Christian. Le canevas est simple. Ne reste plus qu’à voir la situation dégénérer. L’intrigue a tout d’un soap opera : un soap aussi luxueux que dépressif. Tara/Lohan a tout d’une parvenue : compagnon aisé, vêtements et accessoires dernier cri, habitat huppé, oisiveté. Sa vie est une forteresse de richesse aussi belle que creuse. Dans le film, Lohan apparaît défaite comme si elle sortait constamment d’une fin de soirée très arrosée ou qu’on la saisissait un lendemain de beuverie.

 

Schrader reprend avec The Canyons un de ses thèmes de prédilection : la tarification des relations, qu’elles soient sexuelles ou non. D’American Gigolo (1980) à The Walker (2007, inédit en France), les relations se monnayent. Le couple de Tara et Christian ne tient que parce que Christian offre à Tara le train de vie qu’elle désire. Elle fait d’ailleurs bien comprendre à Ryan que, bien qu’elle l’aime, la situation sociale du jeune homme ne leur offre aucune perspective d’avenir. Ainsi, dans The Canyons, toute relation est nécessairement une relation de pouvoir, de dominant/dominé : celui qui possède l’argent impose sa volonté à l’autre qui n’est plus que son subalterne. Cela s’observe évidemment dans le couple Tara/Christian, mais dans une majorité des relations dans le film : celles entre Christian et le réalisateur du film, entre le réalisateur et son acteur… Chacun à son niveau devient l’objet de l’autre. Refuser de jouer le jeu signifie l’exclusion définitive de ce monde fascinant de luxe auquel les personnages aspirent. Dans un tel environnement, il n’est alors pas étonnant que les rapports humains semblent si peu personnels, si peu incarnés. A l’exception de la fin du film, les relations se dématérialisent et les choses importantes sont dites par écrans interposés, par échange de textos. Les relations se médiatisent. Dans une scène marquante, Schrader montre Lohan lisant ses sms sur un grand écran de TV auquel elle a raccordé son téléphone. Le texte offre une menace pesante et pourtant, par son traitement, étrangement impersonnelle.

« Elle a l’air heureuse, même si elle fait semblant. »

Alors qu’elle n’était pas le premier choix de Schrader (qui l’envisageait pour un second rôle), Lohan vampirise complètement le film. A tel point que The Canyons semble offrir une double lecture possible. Sont alors à regarder autant Tara que Lohan : le personnage et l’actrice se percutent. Schrader fait d’elle une mini Marilyn trash (1), image que l’actrice s’emploie à véhiculer sciemment depuis quelques années : elle rejoue des séries de photos de Marilyn Monroe pour la presse et le peintre et vidéaste Richard Phillips lui fait adopter dans la vidéo Lindsay Lohan en 2011 une pose similaire à celle de Monroe dans son ultime film (l’inachevé Something’s got to give de George Cukor) (2). Et, à ce jeu de rôle pervers, à cette confusion entre le fictif et le privé, il faut bien avouer que Lohan excelle. Elle en devient même démente au détour de deux séquences : une scène toute simple de discussion avec l’amante de son compagnon, scène qu’on aimerait voir s’éterniser tellement elle fascine, et un renversement de situation qui voit Tara prendre le pouvoir sur son homme (quelques scènes plus loin, celui-ci s’exclame à son psy, malicieusement incarné par Gus Van Sant : « je me suis senti chosifié. »). Scène sublime tant dans le fond que sur la forme, dans laquelle, par un plan tout à fait naturaliste, sans aucun effet de postproduction, Schrader enterre la beauté platement numérique de nombreux films récents (Holy Motors de Carax en tête).

 

The Canyons est un film malade dans lequel le spectateur avance à tâtons, comme dans un rêve. Et comme dans un rêve, on n’est jamais loin de basculer dans le cauchemar. L’ouverture comme le générique de fin (avec sa lucarne de projection éventrée et sa bobine de film abandonnée au sol) donnent au film l’aspect d’un mausolée cinématographique. The Canyons est un cinéma désaffecté qui accueille plusieurs films possibles, les films que se font et les histoires que se racontent chacun des personnages. Des histoires pleines d’espoir pour des réalités sordides.

(1) Il a même récemment défrayé la chronique aux Etats-Unis en déclarant que l’actrice avait un talent naturel supérieur à celui de Monroe. Une belle promotion pour son film.
(2) Lindsay Lohan (2011) est complété par une série de peintures en 2012 et une seconde vidéo First Point (2012).
 

Titre original : The Canyons

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Durée : 109 mn


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