Albertino est pêcheur depuis toujours. Autant par amour pour le Tage que pour subvenir aux besoins de sa famille. Mais, aujourd’hui, la faune fluviale s’est considérablement appauvrie. Et les lendemains s’annoncent encore plus délicats pour l’homme qui se retrouve menacé par l’absurdité réglementaire de sa profession. Pour son premier long – métrage, qui a reçu les honneurs de l’ACID cette année, Leonor Teles nous immerge dans le quotidien d’une modeste famille portugaise, rythmé par la douce succession des saisons. Documentaire « anthropologique » s’il en est, Terra Franca tire logiquement sa substance des imprévus et du naturel émotionnel de ses protagonistes. La jeune réalisatrice qui réussit à s’effacer sur le terrain s’impose par sa maîtrise technique. En s’appuyant sur une photographie élégamment travaillée et sur sens aiguisé de la composition la mise en scène nous éloigne de la « froideur » qui sied habituellement à ce type de projet.
La dernière pêche
De l’aube jusqu’à la mi-journée, seul sur sa petite embarcation, Albertino accomplit quotidiennement le même rituel. Trop rares sont les moments où l’homme peut enfin se baisser pour recueillir le fruit de son labeur. Les longues séquences de pêche sont dominées par une situation récurrente : en plan mi-cuisse, la tête légèrement tournée vers le côté, Albertino guette avec bien plus de crainte que d’espoir le moindre signe de vie. Ce choix pour le plan-américain, dont le western raffole, s’accompagne ici d’un léger effet de contre-plongée pour mieux souligner la force et l’abnégation dont Albertino ne se dépare jamais. Le choix du format 4/3 accentuant la dimension humaine du point de vue, ainsi que le sentiment de promiscuité.
Un visage hâlé joliment buriné mis en valeur par la lumière naissante, le simple pêcheur prend des allures de héros lorsqu’il s’agit de gagner sa vie. Son principal ennemi est beaucoup plus sournois que dame nature. Il se situe hors de son territoire. L’état menace de lui retirer ses droits. Face à cette situation, Albertino reste digne et ne se battra que dans la légalité, contrairement à certains de ses camarades. Parcimonieux en paroles, l’homme conserve une part de mystère. Très naturel dans ses réactions, Albertino, semble néanmoins apprécier les honneurs de la caméra. Par quelques regards discrets ou remarques qui sont loin d’être anodines, le malicieux quinquagénaire recherche notre complicité. Leonor Teles tient là un très beau personnage de cinéma. Il serait alors malvenu de reprocher à la documentariste de ne pas en tirer parti.
La résilience
Si Albertino s’épanouit dans la quiétude de sa solitude, son foyer familial reste crucial pour assurer son équilibre. L’occasion de profiter des attentions culinaires de son épouse et de la présence quasi permanente de leurs deux grandes filles. D’une façon plus large, c’est la petite ville de Terra Franca qui semble avoir résisté à la déshumanisation causée par notre modernité, à l’instar de la petite fête annuelle qui réunit toutes les générations. La communauté n’est cependant pas hostile au progrès matériel, et le manque de moyens n’empêche pas quelques signes d’aisance. En optant pour une photographie lumineuse et chaude Leonor Teles marque sa volonté d’éviter tout misérabilisme, les belles couleurs de l’été nous invitent au voyage.
Le mariage de la plus âgée des deux filles approchant, il devient le sujet de toutes les préoccupations. Tout doit être parfait pour ne pas prêter le flanc aux critiques. Pour chaque membre de la famille, la tradition n’est pas un fardeau mais une occasion unique d’avouer au grand jour ses sentiments. Cela donne naissance à des instantanés de bonheur, touchants de sincérité. Reléguant ainsi les problèmes d’ Albertino au second plan . Un parti pris narratif que l’on peut légèrement regretter, tant on aurait souhaité percer davantage les états d’âme du pêcheur. Preuve que nous avons succombé aux charmes de ce Terra Franca.