Au sens large ? Oui, parce que Stoker n’est pas seulement un très bon film, c’est une œuvre picturale où tous les plans sont autant de tableaux d’une remarquable justesse. C’est qu’à l’origine de la production, il y a une contrainte essentielle : la barrière de la langue pour Park Chan-wook qui ne parle pas anglais et qui doit, pour s’adresser à ses comédiens et à ses techniciens, passer par le truchement d’un traducteur. D’autres modes d’expression sont donc privilégiés dans des domaines qui le permettent, et notamment la direction artistique. Pour contourner cet obstacle, Thérèse DePrez, la chef décoratrice, a composé un cahier de références visuelles en mettant l’accent sur l’esthétique du conte de fées obscur qui traduit au mieux l’atmosphère de la famille Stoker. Ce travail visuel préliminaire est perceptible à chaque instant dans la précision esthétique et la finesse préludant au choix des décors et des placements de la caméra dans l’espace. Ce qui fait de Stoker un film d’artiste comme il y a des toiles de maître dont les contours obsèdent longtemps après la première vision.
Méconptes de fées
Quand on évoque le conte de fées sinistre, quelques noms de réalisateurs viennent immédiatement à l’esprit : David Lynch et David Cronenberg (inspirations citées par Park Chan-wook) mais aussi Tim Burton, Henry Selick et surtout Terry Gilliam. On retrouve dans Stoker l’influence carrollienne d’Alice au pays des merveilles, non seulement parce que Mia Wasikowska en tient le premier rôle après avoir été l’Alice de Burton, mais aussi parce l’environnement esthétique du film rappelle la poétique absurdité qui entoure l’héroïne anglaise, dans une ambiance qui n’est pas sans évoquer les innovations visuelles de Gilliam (lui aussi très souvent inspiré par Lewis Carroll, ne serait-ce que pour Tideland en 2005). Mia Wasikowska incarne ici le personnage d’India Stoker, une jeune fille renfermée, mystique et quasi mutique, qui excelle au piano et passe l’essentiel de son temps à se promener entre les murs de la vaste demeure familiale et dans l’immense jardin qui la jouxte. Le jour de son 18e anniversaire, alors qu’elle trouve la boîte à chaussures qui lui sert annuellement de cadeau sans qu’elle en connaisse l’expéditeur, India apprend le décès de son père dans un accident de voiture. Le soir des funérailles débarque un mystérieux oncle Charlie (Matthew Goode) dont l’existence lui a toujours été cachée par son père et sa mère (Nicole Kidman), oncle qui va s’installer et progressivement séduire tout son entourage pour mieux approcher la jeune fille.
À un étonnant scénario signé Wentworth Miller, l’acteur de la série Prison Break Paul Scheuring, 2005-2009), qui pour l’occasion s’est dissimulé derrière un pseudonyme en pensant que personne ne lirait le premier script d’un acteur de série télévisée, Park Chan-wook a adjoint son propre univers visuel et narratif, partagé entre sa vision lyrique de la cruauté ordinaire et ses réflexions sur la mince frontière qui sépare le Mal du Bien – le nom de « Stoker » étant une référence directe à l’auteur irlandais de Dracula, cette autre grande figure du Mal. Le réalisateur sud-coréen s’est entièrement approprié cette histoire qu’il a émaillée d’idées imagées, comme ces paires de chaussures de taille progressive reçues tous les ans par India où ces moments de fusion avec son environnement – un plan magnifique la montre imitant la posture d’une statue de pierre dans le jardin. India entretient avec ce qui l’entoure un rapport sensitif extrême et Park en profite pour accentuer les pouvoirs hypnotiques de la technique cinématographique, par exemple lorsqu’un œuf dur qu’elle fait rouler dans sa paume produit des sons de craquement largement exagérés. Si l’on y ajoute la photographie envoûtante de Chung Chung-hoon, habituel collaborateur de Park, et la musique obsédante de Clint Mansell, on obtient une œuvre à l’atmosphère gothique et contrastée, éclairée par la brillance du soleil et la beauté colorée de la nature.
Un film fort en métaphores
Évidemment, cette poésie s’exprime moins par les dialogues que dans les métaphores visuelles. La caméra, libre de ses mouvements, traduit à l’envi les changements d’atmosphère qui successivement nous font passer du drame au thriller et du lyrisme à l’horreur. La psychologie des personnages constitue le premier horizon esthétique de la composition de ces tableaux : lors d’une séquence mémorable, la caméra épouse le jeu du chat et de la souris qui éloigne puis rapproche India et son oncle Charlie, tandis qu’elle quitte la maison sous son regard, en longe la façade en passant devant chacune des fenêtres, avant de rentrer par la porte principale et d’être de nouveau confrontée au chasseur Charlie, simple proie qu’elle est devenue. La supériorité de l’homme sur la jeune fille se manifeste géométriquement par la différence de positionnement sur les marches de l’escalier, différence qu’India transgresse en se plaçant plus haut que lui – la partie, dès lors, est lancée, sans qu’on sache réellement qui domine l’autre.
Le symbolisme de la chasse prend toute sa mesure avec les flashes-back insistant sur la relation émotionnelle entre India et son père, quand celui-ci emmène sa fille chasser dans les bois, au cœur d’une nature qu’elle prend le temps d’écouter et d’éprouver. Sans aller jusqu’à révéler les raisons de ce loisir insolite, soulignons simplement que la chasse devient la métaphore tournoyante de tout le scénario, autour d’un personnage cruel – Charlie – qui fonctionne comme le vampire de Bram Stoker : en suçant la vie autour de lui et en se nourrissant de l’empathie singulière d’India qu’il idéalise en tant que femme. Ce qui fait de ce protagoniste central, féminin, la pierre angulaire du script, le lien entre l’enfant qu’elle n’est déjà plus et la femme qu’elle n’est pas encore, et pour ainsi dire l’objet d’intérêt unique de la caméra et des regards. Ou comment une jeune fille – c’est le premier et le dernier plan du film – se transforme douloureusement en adulte dans une gerbe de sang projetée sur un champ de fleurs printanières.