Solaris (Solyaris – 1972)

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Surpassant largement le remake qu´en fait Soderbergh en 2002, « Solaris » est un fascinant poème dédié à l´Homme et à sa place dans l´univers. Andreï Tarkovski détourne la science-fiction de ses assises et prépare le terrain au somptueux « Stalker », réalisé quelques années plus tard.

Imaginez une planète occupée par un unique habitant, pesant plusieurs milliards de tonnes. Imaginez l’effarement des êtres humains confrontés depuis des générations à l’impossibilité d’établir un contact avec lui. Imaginez qu’un homme finisse par y parvenir, et ce, non par le biais d’une investigation scientifique, mais par sa seule détermination spirituelle. Imaginez enfin que l’Homme, par cette rencontre, accède à un nouvel état de conscience, qu’il retrouve la foi en ses racines et en son avenir. Imaginez tout cela et vous aurez un bon aperçu de ce à quoi ressemble Solaris.

Les enjeux scénaristiques

Placée au centre de toutes les interrogations du film, la planète n’en finit pas de créer le mystère. Solaris n’offre aucun point de comparaison avec nos connaissances de l’univers. Impossible d’en dégager les lois selon les critères anthropomorphiques dont nous nous servons constamment. C’est que, recouvert par un océan protoplasmique vraisemblablement doué de raison, l’astre évoque un gigantesque cerveau liquide capable de se prêter aux métamorphoses les plus incongrues. A l’antipode de toutes les conceptions établies, Solaris incarne un point inaccessible à la pensée humaine. L’Homme, s’il veut établir le contact, doit nécessairement se changer lui-même, sortir de ses gonds et redéfinir sa vision de l’univers.

La situation dépeinte dans le film n’est pas à proprement parler due à l’imagination de Tarkovski, mais à celle d’un écrivain polonais de science-fiction, Stanislas Lem. L’écriture de ce romancier a ceci de remarquable qu’elle débouche non sans humour sur une virulente critique des conséquences de l’industrialisation et du collectivisme soviétiques, à l’aune de l’exploration spatiale et de la conquête de l’univers. Incroyable nouvelle que celle où il est décrit que les machines à laver toujours plus fonctionnelles et performantes finissent par conquérir le Monde !… Avec Solaris, l’écrivain parvient à faire tenir l’ensemble de sa thématique en un seul roman : issus de précédents ouvrages, les thèmes du contact impossible avec des extra-terrestres, de la vanité des programmes scientifiques et de la limite du savoir humain, sont repris avec un sens inouï de cohésion.

Du livre au film, le drame proprement dit n’évolue guère. Lors de sa première nuit passée dans la station, le personnage reçoit l’improbable visite de la femme qu’il a jadis aimée et dont il pense être responsable du suicide. L’explication ne tarde pas à être donnée : il semblerait que l’océan soit en mesure de sonder les souvenirs de ses hôtes, et de reconstituer à l’identique les individus-clés du fondement de leur psyché. Médiatisée par le pouvoir de duplication de l’entité protoplasmique, la projection de Harey, la suicidée, met Kris en prise avec le fruit de son propre inconscient. Le récit, ainsi, se déroulant aux confins de l’univers, ne se préoccupe pas d’imaginer l’étendue des choses pour mieux y cerner l’Homme, mais propose de confronter l’humain à lui-même. L’aventure « solaristique » se vit avant tout de l’intérieur.

Les principaux remaniements du roman de Lem consistent d’une part à évincer les nombreuses références à la recherche scientifique, et d’autre part à situer le début du récit sur la Terre, dans le cadre de vie de Kris. Tout en conservant la trame narrative du livre, le film restructure la thématique originale au diapason de la singulière sensibilité du cinéaste. Amoindri, l’aspect critique du roman laisse place à une approche humaniste particulièrement émouvante.

Si le personnage cherche instinctivement à se débarrasser de la réplique de son ancienne compagne, il finit – à la consternation des deux autres scientifiques – par accepter la situation qui lui est offerte : renouer avec son passé et s’accepter soi-même, malgré les erreurs commises. Prouvant son humilité et sa résignation, le personnage comprend que toute communication ne peut aboutir avec l’océan, si celle-ci ne répond à un puissant et profond sentiment d’amour désintéressé. Ainsi défloré, le mystère « solaristique » conduit l’homme à connaître la plus parfaite harmonie cosmique, à faire l’expérience de l’absolu…
 

Les enjeux esthétiques

Lorsqu’il réalise Solaris, Tarkovski ne cherche pas à faire du cinéma de genre. De la science-fiction, le long-métrage n’a que l’aspect, en aucun cas la tournure. Solaris est par dessus tout un film d’auteur – avec tout ce que cela implique en termes de cohérence thématique et stylistique.

Contrairement à la plupart des films de science-fiction, le film de Tarkovski repose sur un appareillage futuriste minimal. Extrêmement limités, les effets spéciaux se réduisent à quelques maquettes, matte-paintings et autres incrustations éparpillées au fil du film. Assez proche d’Alphaville de Godard, dans sa manière de traiter la science-fiction, Solaris joue sur une heureuse économie de moyens. On ne peut plus vingtième siècle, la pseudo réplique d’une maison d’époque orne toute la première partie début du film. Des images du périphérique de Tokyo suffisent à composer un paysage urbain des plus efficaces. Quelques plans d’une étendue d’eau soulignent l’inquiétante présence du protoplasme. Le fond sobre et dépouillé de la station spatiale équivaut quant à lui à un simple décor de théâtre.

L’essentiel pour le cinéaste ne consiste pas à rendre crédible ou spectaculaire sa vision du futur, mais à attirer l’attention sur les enjeux légués à la mise en scène. Des machines, il n’en est presque pas question dans Solaris ; l’Homme seul est au centre du film. Tarkovski conçoit la science-fiction comme un moyen commode pour accéder en toute liberté au monde de l’étrange et du mystique. Point de surnaturel dans le film, mais un très fort intérêt pour l’invisible et le sacré.

C’est là précisément ce qui différencie Solaris de 2001. Si Kubrick filme des machines pour en finir avec le spirituel, Tarkovski, lui, fait tout le contraire. Le propre de Solaris, comme des autres films du même réalisateur, consiste à donner corps à l’esprit.

L’expression, chez Tarkovski, se fait toujours de l’intérieur vers l’extérieur, des profondeurs de l’âme aux apparences de la matière. Selon que les personnages éprouvent telle tension, les scènes obéissent à un rythme plastique différent. Se rattachant tour à tour au bercement de la pluie, à la fureur des flammes, au silence sidéral, à la sérénité bucolique, aux remous océaniques, à la douceur de la neige, aux vertiges atmosphériques et à l’enfer urbain, chaque scène s’articule autour d’un noyau, d’une intensité, dont elle est tout à la fois le moteur et le prolongement.

Ce n’est pas tout. Alliant le sépia et le noir et blanc au technicolor, la palpitation des couleurs de la pellicule traduit sur le plan du matériau filmique la profondeur des états d’âme vécus par les personnages. De son côté, la sensuelle vivacité des mouvements de la caméra semble totalement en phase avec le cheminement de leur spiritualité. De même qu’une icône orthodoxe ne représente pas le sacré, mais permet directement de s’en imprégner, l’image des films du cinéaste russe se mêle au mystique en un seul et même mouvement de grâce poétique. Véritables émanations des hautes sphères spirituelles, les plans conçus par Tarkovski sont autant de fenêtres ouvertes sur le sublime.

Du scénario à sa mise en scène, Solaris affiche une facture de très grande cohérence. Si le propos revient à expliquer comment un homme choisit de dédaigner la recherche scientifique au profit de la connaissance spirituelle, la réalisation du long-métrage repose sur une exemplaire similitude de faits. Bien plus intéressé par la portée poétique du cinéma que par son aptitude à s’arguer de la meilleure technologie possible, Tarkovski signe une œuvre profondément humaniste, certainement l’une des plus belles odes à l’amour jamais portées à l’écran.

Titre original : Solyaris

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Durée : 170 mn


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