Hawks l’affirme : dans Seuls les anges ont des ailes, tout est vrai. Les personnages sont inspirés de connaissances personnelles du cinéaste. Si l’anecdote relatée ici n’a pas été conservée lors de l’écriture du scénario, c’est parce que le cinéaste a jugé que le Code ne lui permettrait pas de la transposer telle quelle. Mais certains motifs et anecdotes (l’homme marié au visage brûlé, la femme mariée, les pilotes à l’esprit de camaraderie potache), ont constitué la matière même du film. Aussi, on pourra sans peine parler de Seuls les anges ont des ailes de film matriciel de pour Hawks, qui y prolongera ses thématiques une vingtaine d’années plus tard dans Hatari! (1962).
Les premiers plans du film nous plongent dans l’ambiance nocturne de Barranca, ville portuaire imaginaire et de studio en bordure de la cordillère des Andes. Y arrive Bonnie (Jean Arthur, dans son unique rôle chez Hawks, mais damant le pion à Rita Hayworth), débarquant au milieu des étals exotiques et aussitôt alpaguée par deux jeunes pilotes qui l’invitent à dîner. Ceux-ci travaillent pour l’entreprise aéropostale de Geoff (Cary Grant), unique entreprise dans les environs, sans budget pour changer leurs vieux avions et de ce fait, spécialisée dans les missions périlleuses. L’un des deux pilotes trouvera bientôt la mort et Geoff lui trouvera un remplaçant en la personne de McPherson, un pilote ayant un lien avec le passé de "Kid", le meilleur ami de Geoff. Bonnie, quant à elle, ébranlée par cette mort arbitraire et sous le charme de Geoff, décide de prolonger son séjour à Barranca.
C’est donc au travers de ses yeux que nous découvrons la vie d’un groupe à Barranca. Constitué de vieux briscards, que la désillusion et la désinvolture fédèrent, celui-ci est le vrai moteur du film. Seuls les anges ont des ailes nous réserve des séquences spectaculaires et à suspense, avec cette question sous-jacente : jusqu’où va la maîtrise d’un homme de son art ? Hawks s’amuse à décliner les situations jusqu’à leur point limite : comment faire atterrir un avion alors que le co-pilote s’est évanoui, est-il possible de piloter avec un seul bras valide, jusqu’à quelle altitude peut-on rester inconscient pendant un décrochage en vrille avant de pouvoir redresser le manche ? Ce qui intéresse Hawks, c’est le groupe : le scénario est davantage basé sur les relations entre les personnages que sur un déroulement narratif classique, qui fixerait un objectif aux protagonistes pour résoudre leurs conflits personnels. D’où l’utilisation presque systématique de plans larges, qui permettent de faire tenir chacun dans le cadre, sans chercher à les hiérarchiser par le découpage. Tout le monde est légitime chez Hawks.
"Kid", "Dutchy", Geoff, McPherson… tous – ou presque – ont comme échoué sur cette île, comme pour fuir un passé qu’il s’agit d’expier (McPherson) ou qui les rattrape inévitablement (Geoff/Judy/"Kid"/McPherson). Chaque personnage porte d’ailleurs un surnom, signe d’une nouvelle identité qui remplace la première. Barranca serait l’équivalent moderne de l’île des Lotophages dans L’Odyssée d’Homère, un lieu où les personnages rechercheraient l’oubli. Barranca pourrait également très bien être un décor d’un film de Sternberg : lieu artificiel, exotique et clos, comme le monde en miniature. Mais c’est un monde à la nature hostile et variée (mer, forêt tropicale, montagnes) et aux conditions climatiques rudes : plus le film avance et plus les éléments se déchaînent autour des personnages, révélant leurs passions comme leurs tourments.
L’équilibre de Barranca est bouleversé par l’arrivée de Bonnie. En plus de remporter l’attention de plusieurs hommes, elle s’avère être l’égale de Geoff, et le surpasse même dans certains domaines : elle est par exemple bien meilleure pianiste que lui. Ce talent illustre sa capacité à se fondre dans un groupe et à y susciter rapidement l’adhésion. Des qualités de leadership qui plaisent sans doute à Geoff, qui aura du mal à assumer son intérêt pour Bonnie. D’où le "Got a match?" récurrent de Geoff qui, dans la filmographie de Hawks, révèle autant un geste de séduction que l’expression d’une volonté de conserver l’ascendant sur la situation. Un peu comme si Geoff se voulait l’incarnation d’une sensualité virile séduisante pour les femmes (Bonnie et Judy) mais en même temps inaccessible (son surnom est "Papa") car cela compromettrait sa position au sein du groupe. Position qu’il assume de manière impitoyable (il mange le steak qu’un pilote mort avait commandé), Geoff se méfiant des sentiments car ceux-ci l’empêcheraient de mener à bien son travail. Faire le job est une valeur importante chez Hawks : il permet aux uns d’estimer les autres et d’aller au-delà des conflits. Pour McPherson, hanté par la faute professionnelle qu’il a commise des années plus tôt (il a sauté en plein vol en laissant un mécanicien qui décédera dans un crash), il a même valeur de rédemption et d’expiation. Si Geoff et ses compagnons refusent le deuil et que McPherson rumine, ils trouvent dans leur profession un acte salvateur, trompe-la-mort et surtout indissociable de leur être.
La formule est restée célèbre pour qualifier le style Howard Hawks : un cinéma à hauteur d’homme. Malgré le titre du film, la terre est toujours présente au sein des séquences aériennes. Elle est à la fois un danger lors des crashs que l’unique point d’ancrage des personnages. Hawks s’arrange d’ailleurs toujours pour avoir une portion de terre dans le champ et mettre l’avion au centre de l’image, comme pris entre ciel et terre, entre la vie et la mort. Cette dernière encadre inéluctablement le film, qui s’ouvre et se conclue sur la disparition d’un des membres de l’équipe. Et entre les deux, la vie, la rédemption, les désillusions, l’aventure, l’excitation, la musique, la passion et la liberté. Camusien, Seuls les anges ont des ailes ? Non, hawksien !
(1) Joseph McBride, Hawks par Hawks, Ramsay, 1987, p.109-110.