Santiago 73, Post Mortem

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Deux ans après Tony Manero, Pablo Larrain retrouve son équipe pour explorer le hors-champ du coup d´État de Pinochet. Une expérience marquante, malgré des penchants maniéristes.

Ne vous fiez pas au titre. En ajoutant la mention Santiago 73, les distributeurs français vendent à tort un film historique, à vocation éducative. La bande-annonce se concentre d’ailleurs sur les rares images directement politiques, écartant sciemment l’intrigue principale. En bas de l’affiche s’étale la photo d’une manifestation contre la réforme agraire – scène absente à l’écran ! – tandis que le héros apparaît coupé en deux, relégué à la marge. Curieux paradoxe, tant Pablo Larrain suit la démarche inverse : il refoule hors-champ la grande Histoire et observe ses répercussions sur le quotidien d’un terne « fonctionnaire ». De la capitale chilienne, nous ne verrons rien, sinon une rue déserte, vidée de ses habitants. L’action se déroule en vase clos : appartements, théâtre, bureaux… La violence du coup d’État n’est jamais montrée frontalement, laissant le spectateur imaginer le pire. Selon le cinéaste, « les ravages du putsch ont déjà été documentés. En occulter l’image permet au public de la recréer. » Ne comptez donc pas sur lui pour combler vos lacunes : Santiago 73 n’est pas un petit manuel illustré sur la naissance d’une dictature. Pour en apprendre davantage sur cette période, il faut se tourner vers l’excellent travail de Patricio Guzman, et ses documentaires sur Le Cas Pinochet ou Salvador Allende.

Le titre original annonce plus clairement la couleur. Post Mortem est avant tout une histoire de fantômes, contée sur le mode fantastique. Mario Cornejo, quinquagénaire grisonnant, mène une existence morne. Greffier à la morgue, il tape à la machine les rapports d’autopsie du Dr Castillo. Seule oasis dans ce désert d’ennui, sa voisine Nancy Puelma, une danseuse sur le retour, virée par son patron à cause de son anorexie. Le vieux célibataire se met en tête d’aimer cette femme mystérieuse, qui accueille chez elle des sympathisants communistes. Les plans d’ouverture font craindre un académisme figé : immobile derrière sa fenêtre, Mario se présente comme un personnage amorphe, prisonnier de sa condition, à l’étroit dans sa vie comme dans le cadre. Mais la séquence suivante introduit aussitôt une note d’étrangeté. Mario se rend au théâtre pour admirer Nancy : comme dans un rêve, il se lève au milieu du spectacle, s’approche de la scène, se glisse dans les coulisses puis s’immisce dans les loges. Personne ne l’arrête ni s’interroge sur sa présence – corps invisible qui se déplace sans bruit. Pablo Larrain construit un personnage ambivalent, réservé mais entreprenant, passif mais déterminé. Dans son précédent film, Tony Manero s’imposait déjà comme une figure insaisissable, à l’identité multiple : fan de John Travolta et tueur en série, loser absolu et Don Juan de banlieue. Post Mortem prolonge cette énigme, en suivant de nouveau un antihéros solitaire, lâche et patibulaire, en proie à une obsession dévorante et pousse-au-crime. Le cinéaste accentue ici ses tics formels, comme le flou et les images délavées, pour créer un climat étouffant et sordide.
 
 

La chronologie du récit paraît heurtée. Le film s’ouvre sous les roues d’un tank, alors que l’armée n’a pas encore pris le pouvoir. Quelques minutes après leur rencontre, Mario retranscrit la dissection d’une certaine Nancy Puelma, qu’on reverra pourtant vivante. Est-ce une homonyme ou bien la même personne ? Livrée sans explication, cette séquence prête le flanc à toutes les interprétations : ellipse, fantasme ou réalité ? Pour Larrain, ces êtres « sont déjà morts, ou l’ont toujours été. » Post Mortem peut donc s’appréhender comme une œuvre d’outre-tombe, où de futurs cadavres s’agitent en sourdine, noyés dans le formol, sous un néon verdâtre. Pour donner cette teinte morbide à l’image, le chef opérateur Sergio Armstrong a utilisé des objectifs russes des années 70, qui provoquent un effet granuleux assez déroutant. Le maquillage renforce la blancheur de cire des acteurs, pantins blafards. La maigreur atroce de Nancy symbolise une nation en souffrance, dévastée par la crise et les pénuries.

Post Mortem, c’est l’aventure d’un type lambda, un homme sans qualités, soudain confronté aux soubresauts de son pays. Mario ne s’intéresse pas à la politique, ne s’engage dans aucun camp. Il n’intervient pas lors d’une discussion entre collègues, qui évoquent la situation au Vietnam. Coincé dans sa voiture au milieu d’une manifestation des Jeunesses communistes, il observe le défilé à distance, derrière son volant. Chez Nancy, il assiste en témoin muet à une réunion clandestine. Le 11 septembre 1973, il entend la rumeur du coup d’État depuis sa douche, les militaires procédant à de nombreuses arrestations et exécutions dans la rue voisine. Mario arrive toujours trop tard, après la bataille. Il ne perçoit l’ampleur du massacre qu’à l’Institut médico-légal, où les corps se déversent par chariots entiers. Et s’il sauve in extremis un blessé qui le supplie de l’aider, entassé par mégarde sous une montagne de morts, il ne réagira pas lorsqu’il sera finalement abattu. Sa froide indifférence s’oppose à l’esprit de résistance de sa consœur Sandra, qui hurle sa colère devant les généraux. La séquence centrale de l’autopsie d’Allende – dont le visage se dérobe sous le drap – cristallise cette différence de réaction : d’un côté, ceux qui poursuivent leur travail, se rendant complices des putschistes en acceptant leur victoire comme un état de fait ; de l’autre, ceux qui craquent et ne peuvent répéter les mêmes gestes. Entre les deux, Mario reste insituable : s’il doit céder sa place à un adjudant, c’est d’abord parce qu’il ne sait pas se servir d’une machine à écrire électrique…

Pablo Larrain impressionne par son refus obstiné du spectacle et de l’émotion. Sa direction d’acteurs ne mise ni sur l’identification ni sur les sentiments, et favorise une distanciation théâtrale – voir par exemple la scène du repas entre les deux faux amants, où Mario s’effondre en pleurs pour accompagner les larmes de Nancy. Alfredo Castro ne cherche pas à rendre son personnage plus sympathique, et garde jusqu’au bout un air froid et buté qui contribue à son opacité. Antonia Zegers exploite pleinement son physique intrigant, sa voix rauque et son regard perçant. Dans le dernier tiers du film, elle intervient ponctuellement comme une apparition, de plus en plus lointaine et effacée. Avec ses cadrages décalés, son ton austère et ses plans-séquences frisant la performance, le maniérisme appuyé de Pablo Larrain ne convainc pas toujours et agace même franchement par moments. La dernière image, épreuve de sept minutes aux pistes de lecture innombrables, porte ainsi à débat, entre lourdeur et suggestion. Mais le jeune cinéaste, descendant d’une célèbre et noble dynastie marquée à droite, a le mérite d’affirmer un style clair et d’afficher son ambition, narrative et formelle. En s’entourant de collaborateurs attitrés (du scénario au montage, du son à la production), il bâtit un univers cohérent, tranchant avec la tiédeur d’un certain cinéma « social », qui se retranche derrière le « réalisme » pour ne prendre aucun risque. Pablo Larrain devrait cependant veiller à canaliser son arrogance et assouplir son système s’il veut éviter le cul-de-sac au prochain film.
 

Titre original : Santiago 73, Post Mortem

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Durée : 108 mn


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