Rencontre avec Pablo Larrain

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« Lorsqu’une tragédie commence, elle va généralement jusqu’au bout. »

Si le cinéma chilien se fait rare dans nos salles, un cinéaste retient en tout cas notre attention depuis son précédent film, le déroutant « Tony Manero », par l’assurance de ses choix esthétiques, l’ambition évidente de son oeuvre encore en construction. La parole est à Pablo Larrain.

Ne vous fiez pas aux réponses concises, presque lapidaires de cette interview : Pablo Larrain aime parler de ses films. Cela se lit dans sa gestuelle, son insistance dans la tonalité, lorsqu’il affirme que la plupart de ses choix reposent davantage sur l’instinct, la situation du tournage que sur de la pure théorie. Son pragmatisme serait en cela équivalent à celui des héros de ses deux derniers films, Tony Manero (2008) et ce sombre mais saisissant Santiago 73, post mortem, revenant sur un épisode décisif de l’histoire chilienne : la mort par suicide ? assassinat ? du président socialiste Salvador Allende, successive au putsch militaire organisé par le Commandant Pinochet et son armée en septembre 1973. Rencontre avec un jeune cinéaste ayant des comptes à régler avec un passé qu’il n’a pas vécu.

Tony Manero, votre précédent film, était une expérience assez extrême, presque ambiguë. Vous y suiviez jusqu’au bout de sa trajectoire criminelle un personnage solitaire, sans jamais donner l’impression de porter aucun jugement sur ses actes. Pouvez-vous nous parler de ce choix, avec un peu de recul ?

Santiago 73 prolonge en fait un peu le processus de Tony Manero. Les personnages principaux sont certes très différents, mais ont aussi beaucoup de choses en commun. La différence se situe principalement dans le fait que dans Tony Manero, on suit un personnage qui ne change absolument pas du début à la fin, là où dans ce nouveau film, la position morale de Mario évolue au fur et à mesure.

L’esthétique des deux films est également très différente. Vous utilisiez la caméra portée tout au long de Tony Manero, là où Santiago 73 semble reposer sur une esthétique disons plus « classique », plus soucieuse d’établir un certain décor…

C’est assez difficile d’en parler. Je ne trouve pas de réponse « intellectuelle » à cette question. C’était plus une affaire de ressenti. Au départ, je pensais aussi utiliser la caméra à l’épaule pour Post mortem, mais au début du tournage, j’ai posé la caméra sur un tripod et ça m’a juste paru le dispositif le plus juste.

N’est-ce pas en même temps parce que vous cherchez dans ce film, contrairement au précédent, à donner l’impression qu’une relation serait possible entre votre héros et les autres personnages, là où Tony Manero était centré uniquement sur son personnage de criminel ?

Vous êtes bien plus intelligent que moi ! (Rires) Je n’avais jamais pensé à ça… Il y a parfois des décisions rationnelles, mais là, c’était surtout une affaire de goût. Je n’ai pas forcément réfléchi la mise en scène à partir de ce type d’interrogation.

On pourrait encore revenir sur Tony Manero en disant qu’il apparaissait comme un film de genre, un thriller, un film noir, là où l’on pourrait définir Santiago 73 plutôt comme un film au départ historique, bifurquant progressivement vers le film d’horreur…

Je ne pense vraiment pas au genre, quand j’ai l’impulsion de faire un film. Cela part plus d’une envie de filmer des sentiments, des choses qui m’intéressent. Après, effectivement, vient le « système », mais dans ce cas-là, je trouve que le film a aussi des éléments de comédie, de drame, de mélodrame, de film noir, d’horreur effectivement… Je n’ai pas de genre en tête lorsque je commence à travailler, mais m’appuie uniquement sur des choses qui me paraissent justes. Ensuite, peut-être, une fois le film terminé et projeté, on peut y lire d’éventuelles influences de certains genres.

Deux films retrospectifs, situés dans les années 70, période de votre naissance… Pourquoi cette volonté de traiter de l’histoire de votre pays plutôt que du présent ?

Le présent est fondé sur le passé. On pourrait même dire que le présent est une « illusion » dépendant prioritairement du passé. Pour comprendre ce présent, il faut revenir à l’origine. Le passé récent du Chili est très vivant et nous a affectés de manière puissante et durable. Ce que je trouve intéressant, c’est de retourner à ces racines pour trouver ce qui fait qu’aujourd’hui on a la société qu’on a.

Un prochain film, justement, sur les répercussions de cette Histoire sur la jeunesse, la vie actuelle au Chili est envisageable ?

Vous voulez l’écrire ? (Rires)

Pourquoi pas ? (Rires)

J’y travaille, bien sûr…

Parlons d’Alfredo Castro, que vous employez dans vos trois films. Souvent, lorsqu’un jeune cinéaste emploie systématiquement le même acteur, on commence à se demander si celui-ci n’est pas en passe de devenir son « acteur fétiche ». Si je vous pose cette question, que me répondez-vous ?

Dire qu’il est mon acteur fétiche signifierait que j’ai un pouvoir quelconque sur lui, ce qui n’est absolument pas le cas. Alfredo est surtout un ami très proche, un mentor. J’ai été son élève. Ce que j’aime, chez lui, c’est qu’il apporte un mystère incroyable devant la caméra, sans rien dire, ni rien faire. Ce mystère est pour moi quelque chose de très important, enrichissant ma vision même du cinéma. C’est en même temps un comédien très « dangereux », d’un point de vue artistique. Il va toujours essayer de jouer les scènes de manière différente, selon des points de vue opposés. Il veut prendre des risques ! C’est en tout cas un réel plaisir de travailler avec lui.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que vos films ne laissent pas deviner une vision très optimiste de l’humanité. La perspective d’un happy end est exclue de votre cinéma ? (Rires)

L’hypothèse d’un happy end n’est bien sûr pas exclue. Mais il faudrait que celui-ci soit justifié narrativement et esthétiquement. Il serait étrange d’avoir une fin heureuse dans un film traitant d’un coup d’État. Pour moi, le happy end est l’aboutissement d’un récit plutôt léger. J’espère faire beaucoup de films et que, pourquoi pas, au moins l’un d’eux parvienne à être un peu « joyeux ».

On aurait par exemple pu espérer que l’histoire entre Mario et Nancy finisse un peu mieux…

Je ne pense pas que ça aurait été possible. Parce que lorsqu’une tragédie commence, ça va généralement jusqu’au bout. Mario est un personnage tentant toujours d’éviter la mort, la tragédie, mais se retrouvant systématiquement là où il ne veut pas être.

Focus sur le dernier plan de Santiago 73, d’une grande cruauté. Le spectateur ne sait pas exactement comment se positionner, partagé entre malaise et fascination. Expliquez-nous le choix de ce très long plan exposant presque un « sacrifice », une exécution…

C’est quelque chose de très ambitieux. Avec cette dernière séquence, je cherche à ce que le spectateur « repense » le film, réfléchisse à tout ce qu’il vient de voir. On sort en général d’une projection en réfléchissant sur le chemin du retour. Là, je voulais que ce soit pendant la fin du film. Que le spectateur prenne le temps, durant cette séquence, de s’interroger sur ce qu’il voit, mais surtout tout ce qu’il a vu depuis le début. Pris d’une autre manière, cela peut aussi représenter une métaphore de tous ces gens qui ont disparu, tous ces cadavres qui sont très près de nous mais dont nous ignorons l’emplacement exact. Ils peuvent être sous nos pieds. Cette scène montre comment les morts peuvent être mis « au placard », disparaissant à l’insu de la société.

Le cinéma chilien est assez méconnu, aujourd’hui, à l’échelle internationale. Quel est votre regard sur vos contemporains ? Est-ce facile pour un jeune cinéaste chilien de commencer une carrière dans les années 2000 ?

Il est tout à fait possible de faire des films au Chili. C’est évidemment difficile, comme partout, mais possible. Il émerge une nouvelle génération de réalisateurs qui vont faire énormément de bruit. Rien que l’année dernière, vingt films ont été produits et sont sortis en salle, ce qui est énorme pour un petit pays comme le nôtre. Il y avait de tout : horreur, science-fiction, films de kung-fu, drame, comédie… Vraiment tous les genres. Assurément, une nouvelle génération est en pleine ascension et va se faire entendre très vite.

Votre regard sur le cinéma international ? Êtes-vous à proprement parler un cinéphile ?

Je regarde énormément de films, autant que je peux et de toutes sortes. De manière générale, je vais m’intéresser à un réalisateur en particulier, étudier son travail en profondeur, voir un maximum de ses films pour ensuite passer au suivant. Je n’ai pas de « dieu » mais beaucoup d’anges. Je suis plutôt un spectateur frivole, tombant régulièrement amoureux de nouveaux cinéastes. Un spectateur infidèle.

Déjà sur le prochain projet ?

Je préfère ne pas en parler pour l’instant. C’est encore trop « vert », pas assez mûr pour être cuisiné. (Rires)

Propos recueillis par Sidy Sakho, le 2 février 2011

Remerciements à Robert Schlokoff et Deborah Cukierman

 


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