Mysticisme lyrique de la mer
Remorques, le film, adapte le roman de Roger Vercel de 1935. Les ressorts dramatiques de l’œuvre font s’entrelacer tempêtes au large de l’océan et orages sentimentaux dans un parfait synchronisme. On retrouve la verve documentariste de Grémillon, son immersion dans un milieu et sa faculté unique d’évocation lyrique. En bref, son style inimitable.
Les remorques du titre sont les câbles, les cordes, les treuils, ces rouages qui permettent aux marins sauveteurs de haler les bateaux dans une symphonie laborieuse des petites mains en lutte perpétuelle contre les éléments déchaînés.
Ce câble de halage menace de rompre et de s’effilocher au moindre tiraillement faisant que le bateau sinistré soit
rendu à la mer pour s’engloutir dans les fonds marins. Il fournit la métaphore de ce drame torrentueux. Comme ce couple d’amants maudits par le sort, reformé par Gabin et Morgan, après le mythique Quai des brumes de Marcel Carné, rompant leurs amarres pour s’aventurer à la dérive dans les eaux troubles du désir; cette fois dans la rade portuaire du Havre.
Un récit pavé d’écueils qui ne sont pas que maritimes ..
La figure de proue de ce récit tourbillonnant est, sans conteste, le capitaine du remorqueur, le bien-nommé cyclone, André Laurent (Jean Gabin), qui en tient fermement le gouvernail. Tiraillé entre sa femme Yvonne (Madeleine Renaud, admirable de sobriété dramatique), plongée dans une profonde dépression à attendre stoïquement qu’il rentre de ses virées et la mer ; toutes deux des plus capricieuses. Yvonne est rongée secrètement de l’intérieur par une déficience cardiaque et l’appel irrésistible du grand large d’André l’indispose au plus haut point. Elle fait tache avec cette communauté de la mer où se côtoient tous les courages et toutes les lâchetés de l’être humain.
Gabin succombe non seulement à l’appel de la mer mais aussi aux sirènes de l’amour fou qui font irruption en la personne de Catherine( Michèle Morgan), la femme fatale, naufragée du coeur, qui croise sa route pavée de brisants qui ne sont pas que maritimes. A cet égard, l’alchimie Gabin-Morgan opère moins à l’écran; comme une resucée de Quai des brumes.
Gabin succombe à la “sirène de l’amour fou” que symbolise Morgan, la femme fatale..
Grémillon traduit ce dilemme amoureux par un maelström visuel en dégradés de grisaille et en images somptueusement agencées si l’on excepte toutefois le recours immodéré aux modèles réduits et à la rétroprojection pour caractériser la fureur maritime. Grémillon est contraint à “réduire la voilure” de ses ambitions cinétiques ; confronté qu’il est par une impraticabilité technique pour l’époque de réaliser des images en submersion dans la mer.
Nonobstant, il filme les extérieurs à Brest mais la déclaration de guerre avec l’Allemagne vient interrompre et briser ses rêves sur le récif de la réalité du tournage. Il doit en découdre avec les éléments et aussi avec l’Histoire avec un grand”H”qui fait irruption dans son film et en interrompt le tournage aux deux-tiers.
Échappées visuelles et production chaotique
Le sauvetage des personnes est gratuit mais le bateau naufragé doit assurer à l’armateur de quoi payer son renflouage, le charbon dans la chaudière et l’équipage à sa solde. Les échappées visuelles sont d’une plasticité vertigineuse et la virtuosité technique de Grémillon excelle cependant dans l’intimisme à l’exemple de ce lent travelling arrière sur Madeleine Renaud s’épanchant avec nostalgie en égrenant ses souvenirs. Le mouvement d’appareil d’une grâce languide vient buter sur la croisée de la fenêtre de sa maison de Brest en funeste présage d’un destin scellé par la maladie.
Le scénario original est signé Charles Spaak mais il est rejeté par les patrons de Grémillon à la UFA qui embauchent André Cayatte pour sa réécriture. Nouvelle désapprobation, cette fois de la part de Grémillon et de Gabin qui insistent pour que Jacques Prévert remanie le script.
Même tempéré et soumis à forte contribution, le brio étourdissant de Grémillon est ici le fruit d’une conjonction heureuse de hasards qui doivent beaucoup aux événements historiques et à l’enclenchement de la guerre en septembre 1939; arrêtant net sa production chaotique qui reprend en mai 1940; à nouveau interrompue en juin de la même année lorsque la France capitule devant l’Allemagne nazie. In fine , le film, maudit comme son auteur, sort sous l’occupation en 1942 et remporte un franc succès.
La sentimentalité chère à Grémillon et sa formidable communauté d’esprit avec les petites gens ordinaires issus du peuple ouvrier s’expriment dans une adéquation totale avec son sujet maritime et dans un paroxysme des éléments qu’il convoque avec cette religiosité expressive qui caractérise sa réalisation. Remorques est, de ce point de vue, une œuvre emblématique “insubmersible”.
Remorques en ortie Blu-ray/DVD chez Carlotta le 20 février,en version restaurée, sous la supervision du distributeur Carlotta.