Philippe Grandrieux, la beauté bestiale

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Comment définir la beauté ? Beaucoup de cinéastes veulent la positionner, quelque part dans un plan, dans une durée qui effacerait tout sur son passage. Celle de Grandrieux est bestiale !

La beauté, celle qui installe un respect, peut être définie en regard de deux choses : une déconstruction et un recul. Dieu qu’il est éprouvant de ressentir un degré d’émotion lorsque les procédés sont anormalement constitués !  Dernier maquis de Rabah Ameur-Zaimèche, 35 Rhums de Claire Denis, 24 City de Jia Zhang-Ke, bientôt Inland de Tariq Teguia, tous ces films proposent des directives  prenant la main du spectateur pour le valoriser, le hisser en haut d’un piédestal où il pourrait avoir le sentiment de tout contrôler. Le public doit accepter les concessions, afin de cerner l’identité des cinéastes qui osent, malmènent la pellicule et refusent de véhiculer les sempiternels clichés sur les méthodes filmiques. De cette configuration, naît une beauté particulière qui transcendera progressivement les idées arrêtées. Celle de Grandrieux est bestiale.

Un lac, son tout dernier film, sort cette semaine sur les écrans. Tant mieux, car rares sont les occasions de voir et d’écouter l’auteur de Sombre et de La Vie Nouvelle. Ses compositions, ses prestations, ses déhanchements sur la parole ne sont pas aussi médiatisés qu’on pourrait le croire. Mais lorsqu’il parle, c’est pour interroger l’espace cinématographique et son rapport avec la beauté : « Que cherchons-nous à toucher depuis les premières mains négatives imprimant dans la roche la longue déambulation hallucinée des hommes à travers le temps, que cherchons-nous à atteindre aussi fébrilement, avec tant d’obstination et de souffrance, par la représentation, par les images, si ce n’est d’ouvrir la nuit du corps, sa masse opaque, la chair par laquelle on pense, et de déployer à la lumière, face à nous, l’énigme de nos vies. » (Cahiers du Cinéma, octobre 2000).

Grandrieux, tout comme les cinéastes nommés ci-dessus, explore les recoins et gratte la brique pour en sortir une pureté, laissant uniquement la caméra faire corps avec le matériau sélectionné. Un visage, un sourire, une gestuelle, tout est matière à développer une sensation brillante qui emmènerait le récit, lui donnant du liant afin de déboucher sur une histoire particulière. Conrad disait : « Si on arrive à attraper une seconde du monde qui passe et à transmettre la sensation de cette seconde à quelqu’un d’autre, alors on participe d’une espèce de fraternité humaine. ». Grandrieux, par le biais de ses films, transfère cette vision, cette fulgurance et les propose au premier venu. Dans Un Lac, dès la scène d’ouverture, un arbre en pleine clairière s’écroule contre le sol. Grandrieux, à ce moment-là, choisit de filmer le souffle de cette mort et les répercussions sur les autres plantes. Il y a une réelle envie de laisser planer un doute, celui de l’immersion totale dans un système de pensée qui éveille une curiosité féconde. Comment un cinéaste peut, à ce moment-là, refuser le côté action/réaction et promener son outil vers des zones mystérieuses. Le temps, ici, crée une beauté car à aucun moment, il n’y a tromperie sur la marchandise. Un arbre, l’écroulement, le vent et autour de tout cela, Grandrieux qui enregistre cette beauté sauvage, naturelle et bestiale !

 
     

Cette trilogie sur les choses non évidentes brille par l’effleurement de la mise en scène. Grandrieux interroge l’espace, décortique les durées conventionnelles et expose des résultats dans un cadre cinématographique assez vrombissant. Le bruit devient alors l’écho d’une machine à tisser de l’émotion qui suscite un baiser, une caresse, un sens du toucher pouvant irriter certains. Ce qui importe, ce n’est pas tant le « pourquoi ? » mais plutôt le « comment ? ». Cette recherche esthétique est emportée par un mouvement qui donne du rythme à une œuvre qui se bonifie, laisse échapper quelques indices et repose sur le rejet de la démonstration. Les films de Grandrieux sont violents car la nature peine à adoucir les maux du quotidien. Cette violence se caractérise par des corps déracinés, par des situations où l’effroi est omniprésent et surtout dans le dépouillement du regard. Cette éloge de la bestialité est beau car il renvoie à une déliquescence de l’artefact. L’auteur de Sombre filme dans ce qu’il y a de plus épuré, pour éviter le surmoi. On ne peut donc le caractériser comme nombriliste, la beauté qui découle de son cinéma étant susceptible de sensibiliser tout le monde. Un aspect universel de l’art, en somme !


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