Une nouvelle géographie s’est développée depuis quelques années dans le paysage cinématographique allemand, l’an 2000 y est certainement pour quelque chose. Quelques regards sociaux, embellissant tout sur leur passage, expérimentant à tout va et donnant au final une solide vision du monde. Cette étape qui nous happe dès notre passage vers l’âge adulte est solidement retranscrite dans de beaux films où l’émotion jaillit au moindre toucher, à la moindre sensation allant jusqu’à se concentrer sur le vide absolu que procure la misère humaine. Nouvelle vague composée entre autre de Christoph Hochhäusler (Le Bois lacté ou L’Imposteur), de Henner Winckler (Lucy) ou bien de celui qui nous intéresse aujourd’hui, Ulrich Köhler avec son second film, Montag. Il faudra un jour s’arrêter sur l’importance de leurs travaux qui en quelques années ont puisé dans la conscience collective allemande pour en tirer des toiles humaines dont la dimension sociale est dévastatrice. Des monceaux d’un quotidien tristement proche de chez nous, quelques larmes amères qui nous confortent dans notre idée de la vie, s’enfuir pour mieux revenir.
Direction entamée par une jeune anesthésiste qui fuit un ras-le-bol définitif. Marre de cette position inconfortable de salariée zombie, marre de cette esthétisation de la déprime qui calque ses vieux démons dans des journées sans foi ni loi, marre de cette vie familiale qui ne donne rien, lointaine réalité d’une mère incapable de joindre les deux bouts de ses rêves. Elle se prénomme Nina, file le parfait amour avec Dame Nature et largue les amarres de la cellule de crise pour aller vagabonder au gré de ses plaisirs. Son mari est laissé pour compte, sa petite fille est sauvagement abandonnée, tourbillon de l’envie qui se matérialise par une quête absolue du savoir, incomprise par son entourage vite expédié au placard. Cette soudaine révélation, Nina la caresse lors d’une très belle séquence de nuit, où les fantômes de l’an 2000 viennent la bousculer et la remettre d’aplomb. Partie chercher sa fille chez ses beaux-parents, Nina observe scrupuleusement sa jeune protégée de l’extérieur de la maison et décide de faire demi-tour sans se soucier des conséquences de son geste. Acte pas si fortuit que cela car Köhler, dès les premières séquences, filme un état des lieux sinistre du quotidien de Nina. Côtoyer des malades, s’embarrasser de la présence d’une gamine pour qui elle voue une jalousie tenace, réparer les pots cassés des infidélités de son frère et subir le ciel grisâtre de la campagne allemande, ne pouvaient que l’assommer. En se réfugiant chez son frère au cœur d’une forêt quasi mystérieuse, Nina a décidé de tutoyer les anges.
Köhler, en bon héritier d’Ozu et de Naruse, filme une jouissance irrationnelle d’une paumée, petite gens par excellence, qui tente d’apporter un sens à sa vie. Son cinéma est frontal, sans concession et à fleur de peau, odeur d’une esquisse maladroite sur les rapports amoureux. Montag est l’œuvre des causes perdues, celle par exemple de vivre malicieusement sa vie sans se préoccuper des lendemains instables. Evitant les thèses démonstratives, Köhler amadoue les sens enivrés du spectateur et le plonge dans une topographie étendue d’un lieu troublant et chaotique à la fois. Nina erre dans cette forêt à la recherche d’un temps perdu, palpant au passage quelques architectures humaines solidement ancrées dans une terre pourrie par les remords. D’où quelques séquences initiatiques où Nina progresse au fil de rencontres absurdes (le joueur de tennis lunatique) et de sensations exquises (la visite de cette hôtel prestigieux, immense cimetière pour snobs patentés).
Là où le génie de Köhler est évident, c’est dans la construction narrative qu’il utilise à bon escient. Suivre Nina parcourir son chemin de traverse renforce l’idée de départ du cinéaste, mais la lâcher en plein milieu du film pour aller effleurer le corps tendu de Frieder, l’époux de Nina, est un risque narratif audacieux. Montag est ainsi divisé en trois parties, de qualité inégale mais qui illustrent clairement la chronique des événements amoureux de ce couple raté. Très vite, l’absence de Nina provoque une perte totale chez Frieder, allant même jusqu’à se raser la barbe, signe d’un revirement obligatoire de soi. La suite, plus glauque, sera empreinte d’une réalité juste. L’abandon d’une cellule familiale équivaut à la désagrégation radicale de l’avenir tant souhaité. Revenir sur ce passé déconstruit cette envie d’aller plus haut. Le final sera donc plus rude, plus clairvoyant dans ces rapports de force qui pousseront Nina et Frieder à se déchirer sereinement sans pour autant en venir aux mains. Le sexe sera l’élément déclencheur de cette séparation, séquence finale d’une très grande crudité et représentative d’un cinéma qui se tord de douleur mais en silence.
Aucune musique larmoyante ne vient perturber la dramaturgie du film, aucune scène graveleuse ne vient déboussoler les non-dits répétés des personnages, peu d’indices narratifs viennent remuer le sens de cette fugue, seulement des gestes et des regards qui en disent plus long qu’un monologue. Ambiance silencieuse d’une scène de ménage qui n’en finit pas d’exploser les couples épatants, ceux qui espèrent cavaler après la vie.