« You will say : This is the girl. »
Le plus gros problème repérable avec MaXXXine, le chapitre final de la trilogie de Gothsploitation de Ti West, reste le fait que son personnage-titre n’est pas tellement engageant. Maxine Minx, cette final girl bourrée de sang-froid, faisait peut-être la blague dans le slasher nostalgique X, le premier volet de la saga, mais, deux ans plus tard, il apparaît qu’on connaît déjà trop ses yeux revolvers et ses moues détachées. En tant que protagoniste, Maxine ne nous surprend plus, elle est trop dissociée des évènements qui se déroulent dans sa vie, trop simplement réactive face à eux. Dans trop de séquences du scénario, intégralement écrit par West lui-même, des acteurs secondaires connus et cabotins entérinent Maxine sous des monologues généreux : le détective Torres (Bobby Cannavale) en fait des tonnes et se renvoie la balle en jouant au « bon flic » et au « mauvais flic » tout seul. Le privé John Labat (Kevin Bacon) bave et suinte des logorrhées accusatrices, armé d’un flingue d’appoint et d’un accent à couper au canif. La réalisatrice Elizabeth Bender (Elizabeth Debicki), incandescente et intense, multiplie les « derniers avertissements » et les « conseils d’amie » à la jeune pornstar qu’elle vient de prendre sous son aile. Au fond, la forme du quasi-soliloque livré par un personnage à un autre, l’interlocuteur le subissant plus qu’il ne l’écoute réellement, existait déjà dans X et dans le préquel rougeoyant Pearl. Ce doit être un mode de communication pour Ti West, une facilité d’écriture. (Dans X, le producteur Wayne Gilroy intimidait son réalisateur de commande, RJ Nichols. Dans Pearl, la scream queen Mia Goth, la seule actrice qui lie toute la franchise, était à l’honneur : jouant une femme beaucoup plus soupe-au-lait et histrionique que Maxine, Goth avait cette fois-ci la charge de livrer un texte glaçant et nerveux sur des désirs réprimés, vaguement destiné à une amie de Pearl).
Mais ici, la manie atteint un point critique d’inflation : on a pas réellement de point d’ancrage dans l’univers de Maxine. On a l’impression qu’elle traverse ce qu’elle vit, on ne nous offre pas réellement de pont pour se mettre à sa place. C’est dommage, l’ambiance atmosphérique gialloique des lumières du film nous faisait, au départ, croire qu’on serait mis dans la perspective sensible de cette protagoniste barbelée. Il y a des moyens de rendre un personnage peu loquace attachant et résonnant : MaXXXine a beau avoir un cachet méta, il échoue sur ce plan-ci car il n’a aucune finesse. Il n’est pas Scream, son héroïne n’est pas Sidney Prescott, et Goth n’est pas Neve Campbell. Elle est tout à fait autre chose, c’était aussi à West de cerner quoi.
Le plus gros problème irréparable avec MaXXXine, reste le fait que l’œuvre suscite en nous le désagréable arrière-goût de voir… un autre camp gagner. MaXXXine n’est plus le film de l’écarlate sordide, mais celui du vert des billets. Son aspect appliqué, ses réussites formelles, nous paraissent alors être un lot de consolation. Ti West est bien un cinéaste sincèrement mordu de tripes, un fieffé adorateur de faux sang Peter Jacksonien, amoureusement pigmenté. Il y a des moments dans MaXXXine où il nous le rappelle. Mais il perd fatalement de son charme low-cost maintenant que les caisses de ses réalisations sont bien remplies. Quand un artiste débute en périphérie d’Eli Roth (West a réalisé la première suite de Cabin Fever), cela tend à lui donner une touchante authenticité de guerrier de la série B. Pourquoi vouloir s’en séparer ? X, Pearl et MaXXXine, à proprement parler, c’est un peu David et Goliath, si le berger de Bethléem et le géant de Gath n’étaient pas des adversaires, mais bien deux faces d’un seul et même réalisateur améri-gore. Il faut savoir qu’au début du printemps 2021, West s’était envolé avec une toute petite équipe pour la Nouvelle-Zélande, alors l’un des seuls pays sans restriction prohibitive liée au COVID. Il y avait tourné presque littéralement deux films pour le prix d’un. (Pearl étant un projet qui a été, semble-t-il, décidé impulsivement sur le tournage de sa grande sœur, pour ne pas avoir à rentrer se confiner en Californie). Les deux premiers tiers de la saga de West portent en eux l’esprit d’un certain cinéma guérilla de la débrouille, de la récup’ : on y trouve, comme dans les Evil Dead I et II, une unité de temps, une unité d’action, et une unité de lieu (le vice est poussé : l’unité de lieu est la même entre les deux volets, quoique transposée de la Grande Dépression à la période de la commercialisation de la libération sexuelle).
Les deux œuvres ramènent à la vie, en quelque sorte, une force qu’avait les studios Hammer, celle de transformer leurs limites et leurs économies de bouts de cadavres en arguments de ventes reconnaissables et emballants. Dans le cas de la Hammer, c’était des couleurs pétantes, devenues une marque de fabrique, mais avant tout causées par le procédé Eastmancolor, bien moins coûteux que la Technicolor. Dans le cas de West et des studios A24 qui lui ont avancé les sous, il s’agit, d’une part, d’un esprit de troupe : les actrices produisent (Goth), les producteurs jouent (Kid Cudi). Il s’agit aussi, d’autre part, d’un flair pour les trouvailles qu’on ne déniche que quand on pas d’autres choix que de les dénicher : le personnage d’Howard, dans X, était incarné par le Néo-Zélandais Stephen Ure (Ure a, d’ailleurs, joué dans la série Ash VS The Evil Dead, et dans des films de Peter Jackson), et adoubé au statut culte par le redoublage de Larry Fessenden (Ure, on l’imagine, ne parvenait pas à pousser sur le plateau les délicieux râles Texans nécessaires).
Le diptyque d’origine ayant eu un noble succès critique et commercial, en particulier auprès d’une nouvelle génération d’afficionados d’épouvante, il n’est pas surprenant que le point d’orgue qui allait suivre allait avoir un peu plus d’échelle. MaXXXine, c’est ce film qui se termine par un long travelling arrière depuis un gros plan sur une prothèse de tête, gisant sur un plateau, vers un plan très large sur toute la propriété privée des studios en question, vers un plan d’ensemble de la ville de LA où on voit très bien les collines d’Hollywood, pour finir avec un plan numérique de la planète vue de l’espace. MaXXXine, c’est ce film qui nous fait douter du bien-fondé artistique de l’adage « Jamais deux sans trois ». La distribution est mammouth (en plus de ceux qu’on a cité : Michelle Monaghan et Giancarlo Esposito, sans compter les noms qui font du pied à l’industrie musicale – Moses Sumney et la synth-popstar Halsey). Les effets sont mammouths. Il n’y a rien de mal au fait d’accepter la pécule qu’on nous jette à la figure : Ti West disait vouloir faire du troisième film une expérience de visionnage aussi différente des deux premières que celles-ci pouvaient l’être entre elles, et, en soi, il a réussi. Mais tous les artistes ne se prêtent pas aux feux d’artifices et aux paillettes. West, s’il a un génie, a un génie de la galère. Son imagination est inversement proportionnelle à ses moyens, preuve en est le fait qu’il n’a rien trouvé de plus malin à faire que de mettre une scène se déroulant derrière le panneau Hollywood, dans son film sur les vices d’Hollywood.
« You’re in both dreams and you’re scared too. »
La pandémie est terminée. La ville de Los Angeles a pu, tranquillement, retrouver sa place de Mecque mondiale du cinéma. Comme appelé dans cette nouvelle direction par son lieu de tournage, le film MaXXXine est profondément californien. Il offre de s’intéresser à la vie de tous les vagabonds sinistres – agents, rats de vidéothèques, maître-chanteurs, prêcheurs énervés, maquilleuses, strip-teaseuses – qui entendent bien s’y tailler une part du gâteau. Alors que Maxine s’apprête à franchir le pas du monde des films pour adultes à celui de l’horreur (ça a toujours été, au fond, le propos de West de dire qu’il n’y a pas grande différence entre l’un et l’autre. Les deux s’intéressent aux corps, à ce qu’ils contiennent, à ce qu’ils cachent, et à la manière dont ils peuvent être modifiés par le temps, l’effort, la maladie, l’infamie et les objets…), elle est confronté à cette forme d’underground de la machine à rêves Hollywoodienne. Son passé refait surface. Des frustrés, des envieux, des rancuniers, des âmes en peine la convoitent, lui tournent autour. Le slogan original du film le communique très vite : « Hollywood is a killer ».
Aussi, on remarquera que le scénario peut, effectivement, être celui d’un film d’horreur, mais qu’il peut également aussi bien faire penser à une série d’œuvres sur la décapante noirceur qui peut exister au cœur de l’apparatchik cinématique américain. Une de nos grandes surprises, en voyant MaXXXine, est d’y découvrir que le script, pour une référence au canon de l’épouvante, en contient deux autres sur les films où le cinéma fait son auto-critique. Il y a bien le plateau du « Bates Motel », qui devrait nous ramener à Hitchcock et Psychose, mais il y a aussi toute une cartographie de Los Angeles et de ses fêtes dangereuses (une partygraphy ?). Le titre est MaXXXine, mais il aurait tout aussi bien pu être Rodeo Drive ou Vine Street, à la suite de Sunset Boulevard et de Mulholland Drive. Quand Maxine manque de se faire agresser dans une ruelle par un imitateur de Buster Keaton, le film a l’air de frôler son vrai propos : dans les villes remplies d’acteur, tout le monde ment, et tout le monde fait peur. Mais le récit n’a pas l’air de savoir quoi faire de son cynisme, il passe du rêve au cauchemar Hollywoodien sans aucun excès de grâce. Nous essayons ici de ne pas comparer avec l’incomparable, mais c’est vrai que quand on regarde Mulholland Drive, on se sent profondément rejeté, nié par le monde, on se voit toucher à l’insurmontable douleur de regarder son exclusion être érigée en spectacle. Quand on regarde MaXXXine, on a surtout l’impression que ce qu’on doit en tirer, c’est d’être suspicieux des gens suspects, et d’être effrayé par les gens effrayants. MaXXXine, ce n’est pas le David Robert Mitchell période It Follows qui essaierait de réaliser un Under the Silver Lake plus horrifique. C’est plutôt Shane Black période The Predator qui essaierait de réaliser un Kiss Kiss Bang Bang plus bouffi. C’est-à-dire, un raté avec des palmiers – la présence de Monaghan ne nous aide pas à penser que MaXXXine était destiné à être autre chose qu’un Shane Black avec plus d’hémoglobine.
Au fond, la bataille était jouée d’avance. En abandonnant le système D pour le star system, Ti West, rusé renard autoréflexif, promettait de nous rejouer, en accéléré, le glissement des cinémas des années 70 à celui des années 80. X, c’était un clin d’œil à une esthétique graineuse, très ancrée régionalement à partir de Massacre à la tronçonneuse, la référence la plus claire du film. MaXXXine, c’est plus poli, c’est plus synthé, c’est plus studio-compatible et c’est plus franchisable. La trilogie a toujours eu trois auteurs définissants : le premier est West, la deuxième est Goth, qui s’est réellement investie derrière et devant la caméra pour le projet. Le troisième est un producteur malheureusement décédé l’an passé. Si nous voulons être positifs, nous pouvons dire que l’aspect plutôt « industry baby » / « industry plant » de ce volet final est un hommage à cet homme, Kevin Turen. Le regretté New Yorkais était un expert pour ce qui était de faire se rencontrer les cultures urbaines (le skate, par exemple, dans Wassup Rockers et North Hollywood) et le cinéma.
Turen adorait jouer les entremetteurs entre des jeunes comédiennes qui en veulent, des réalisateurs cool kids en début de galop, et des cinéphiles parachutés depuis le monde du hip-hop (en plus du trio Goth/West/Cudi sur X, on pense au trio Lily-Rose Depp/Sam Levinson/The Weeknd pour la série The Idol. Il y aura aussi, à titre posthume, son coup de pouce à la collaboration Jenna Ortega/Trey Edward Shults/The Weeknd pour un film dont le titre devrait être annoncé prochainement). À vrai dire, les scènes d’introduction de X et de MaXXXine, ces mises en abimes sur des performeuses qui doivent jouer, en regard-caméra, des émotions très diverses et/ou intenses, qu’elles peuvent « éteindre » facilement, semblent beaucoup plus être la signature de Turen que celle de West. Il y avait le même dispositif d’audition/photoshoot, au début de The Idol.
Du reste, nous considérons que Ti West est à la croisée des chemins : nous nous rappelons qu’il s’était aussi fait connaître sur des films anthologiques collectifs barrés comme V/H/S et The ABCs of Death. Il doit désormais choisir à qui de ses anciens co-réalisateurs il veut ressembler. Il pourrait devenir un Nacho Vigalondo : un maître du sang neuf, qui utilise ses castings quatre-étoiles pour surprendre et confondre. Il pourrait devenir une Hélène Cattet, un Bruno Forzani : un artiste-pirate, comme ce duo de cinéastes qui ravissent le chef-opérateur Manuel Dacosse à Ozon pour lui faire faire des lumières de giallo. Il pourrait aussi devenir un Tyler Gillett, un Matt Bettinelli-Olpin, un Adam Wingard ou un Ben Wheatley : un geek d’horreur, transformé en valet de franchise. Ce serait la pire option : nous souhaitons, de tout notre cœur, que son rapprochement avec Kevin Bacon nous soit pas le signe qu’il veuille monter un remake de Tremors. Les charognards du cinéma sont amusants quand on leur donne deux ou trois maquettes pour réaliser un Alligator – Beaucoup moins quand on leur donne des caméras IMAX et des joujoux 4DX pour pondre un legacyquel d’Anaconda.