Au vu de ce pitch qui n’expose pourtant qu’à peine une bobine de métrage, on balaie déjà l’inanité des critiques entendues çà et là quant à l’absence de scénario du projet Fury Road. Comprendre : pas de scénarisation ostensible au sens tayloriste de l’époque. Ni division utilitaire des séquences, ni tunnels de dialogue soi-disant indispensables au character building, ni surlignement systématique de chaque élément narratif, ni simplification de l’univers pour le faire rentrer dans les rangs d’ognons des futures coupures publicitaires de l’exploitation télé. Il est d’ailleurs amusant que les films les plus « écrits » de ces dernières années, au point d’être d’une fluidité et d’une évidence qu’on devrait enseigner en écoles de cinéma, se voient reprocher un prétendu manque de travail sur leur substance, par des gens qui ne parviennent pas à les pitcher en moins d’une demi-page (remember Avatar, Gravity, Pacific Rim, Matrix et environ 40 autres ?). Pour info, hors histoires antérieures des personnages et storyboards, le script de Fury Road avoisinerait les 170 pages… Pour un film qui parvient à poser ses personnages, son univers avec l’ensemble de son écosystème, ses lignes de forces et de pouvoirs, puis à y imposer un retournement complet de paradigme, le tout en une bobine, le chiffre toutefois n’est guère surprenant. Mais c’est bien entendu le traitement de cette matière, sous une forme alliant la plus cinglante modernité à la geste médiévale, qui surprendra le chaland.
Tout au long de sa carrière, George Miller s’est montré réfléchi et déroutant, incompris tant de ses détracteurs que de certains de ses zélateurs. En premier lieu, son projet de pur cinéma se heurte invariablement aux attentes d’une industrie sclérosée par ses propres paresses structurelles, mais aussi aux réflexes de publics qui se sont habitués à la radio filmée qui constitue la part du lion des productions de l’époque. Autrement dit, ses boulets ne correspondent pas à la taille de nos canons (canons parmi lesquels le choix de calibre se fait plus restreint chaque année), avec les réactions de rejet néophobe qu’on peut en attendre… Et qui rappellent le petit enfant habitué aux knakis sous vide qui refuse mordicus du foie gras parce que c’est « bizarre ». Et en effet, le cinéma de Miller est une bizarrerie en regard des méthodes (et des fins) du médium filmique tel qu’il est pratiqué (ou en tous cas, telle qu’on versifie sa facture) en général à notre époque. Et sa filmographie, enfermée dans aucun autre genre que celui, disons, des expérimentations en iconisation et lisibilité cosmogonique, achève de perdre le passant distrait. Il ne faut pourtant pas confondre la variété des sujets qu’il aura traités pour de l’inconstance artistique, loin s’en faut.
A ce titre, Fury Road peut être vu non comme un nouveau départ, un retour aux sources (ou en grâce) à la manière par exemple de la folle filmo récente d’un Friedkin, mais bien comme une œuvre quintessentielle de son auteur, tant en termes de philosophie que de forme. C’est la cohérence des considérations de l’auteur sur la notion d’univers (terme à ne pas prendre, on l’aura compris, au sens employé par les magazines de décoration intérieure…), d’action et de personnages, qui frappe en premier lieu lors du visionnage de cette incroyable fresque. Autrement dit, le propos de Miller reste de créer du mythe et du signifiant sous forme de distillat, pas des artefacts inoffensifs ou de la nostalgie à bon compte. Dans ce Fury Road, la manière dont le récit passe non par la versification, mais par l’intrication des symboles et des éléments eux-mêmes, ramène directement à celle dont Miller a fourbi ses armes sur les incroyablement matures Happy Feet et le second Babe ; c’est-à-dire qu’en allant dans la catégorie généralement méprisée du film « pour enfants » afin de trouver une formule d’implication du public qui s’affranchisse des préjugés et des conventions, Miller a pu affuter son art sur un projet poli pendant plus de 15 ans, au point que Mad Max 2, pourtant référence écrasante, passe désormais en comparaison pour un effort qui reste à la surface de son sujet !
Oui, c’est à ce point.
C’est au point qu’on réévalue la saga dans son ensemble (et notamment le problématique Beyond Thunderdome) pour y voir une fresque à la fois universelle dans l’implication des spectateurs et inédite dans son projet, sa facture et son mariage du séculaire et du futuriste. C’est au point qu’on voit d’un autre œil le reste de l’œuvre de Miller comme tendant intégralement vers cette débauche de sens et de dynamisme furieux : films personnels, travaux de commande, projets avortés, recyclés ou maudits… En termes de discours, mais surtout de questionnement. Miller s’intéresse surtout à interroger le statut de l’individu dans ses déterminismes (par exemple la maladie du petit Lorenzo dans le beau film éponyme) ou face aux tourments qu’un univers implacable parce qu’indifférent lui balancera au visage. En disciple d’Hippocrate (il a été médecin), il s’interroge non seulement sur la notion de guérison chez l’humain (et en creux sur son intérêt) mais aussi sur les couches mythiques profondes qui fondent celui-ci : ce qu’il considère important, sa faculté à survivre, ses tentatives pour transcender ces besoins, ses questionnements métaphysiques. Autrement dit, il oppose une éthique de la pensée concrète, donc de l’action, au besoin désespéré de l’humain d’appliquer sa pulsion de ferveur à n’importe quel prédateur se faisant passer pour un prophète.
Miller se consacre surtout, à l’instar d’autres grands conteurs comme Miyazaki, Spielberg, Kubrick ou Tarkovski sur des modes différents, à affranchir le propos narratif du cadre strict de l’histoire racontée, pour en tirer une forme de récit « totalisant ». Un récit qui place au même niveau ses composantes techniques, thématiques et narratives sans aucune inhibition arbitraire. Cela demande mieux que de la virtuosité, cela demande un profond sens artistique et en ce sens, on comprendra mieux les déceptions quant au rendu temporel ou la caractérisation en retrait du rôle-titre.
Car il faut bien en venir au film lui-même, quoique son opulence appelle des analyses qui battent un peu la campagne. Et il est gargantuesque, si l’on nous passe la litote. Pour en revenir aux considérations qui précèdent, on recommandera, pour apprécier l’art consommé du narrateur, de voir Fury Road moins comme un film épique, avec ses suites linéaires de séquences, de personnages et de situations étanches les uns par rapport aux autres, que comme une tapisserie au sens médiéval du terme. En effet d’un côté, les référents et citations implicites ou explicites de Fury Road puisent largement dans la culture classique et antique : enlèvement des sabines, religion nordique, courses de chars, traversée des Alpes par Hannibal, ou encore tambours de guerre revisités (et de quelle manière!). De l’autre, la structure rappelle grandement une construction médiévale du récit, qui évoque grandement, par exemple, la tapisserie de Bayeux : l’ensemble de l’histoire contée peut être appréhendé comme un tout compact, embrassable d’un seul regard. Dans le même mouvement, le déroulé du récit, l’enchainement temporel d’évènements et l’articulation des éléments, peut évidemment être visualisé comme un vecteur allant de A à B. Chaque approche profite de l’autre pour renforcer le tout, la porosité entre les éléments du récit permettant d’explorer l’univers dépeint de façon verticale (la suite d’évènements) et horizontale (les associations d’idées, le discours philosophique, le travail sur les archétypes ET la maestria technique) et ce au même instant. C’est ainsi qu’au-delà de l’émerveillement que cause la débauche cinétique, les cascades sans CGI, de l’interprétation et des personnages hauts en couleur nommés en fonction de leurs actions ou de leur fonction (les lieutenants, le Doof Warrior et sa guitare lance-flammes), c’est la profondeur, la richesse et la cohérence de l’univers dépeint qui déteignent jusque sur les trois films précédents.
En effet, la répétition, et même la reprise de motifs et d’éléments voire de fonctions de personnages d’un film à l’autre, ne s’embarrasse pas d’une notion restreinte de continuité. Ainsi de l’interceptor V8, véhicule emblématique de Max qu’on retrouve ici alors qu’il a été détruit dans Road Warrior. Le fait qu’Immortan Joe sois joué par le même acteur que Toe Cutter dans le premier Mad Max peut impliquer qu’il s’agit du même personnage, monté en grade et s’étant très bien accommodé du cataclysme par sa capacité à faire régner une terreur religieuse chez les paumés, qu’il soient bikers à l’époque ou survivants aujourd’hui (l’insert d’yeux exorbités tiré du premier film, au moment de la dernière collision, pourrait en être l’indice). L’organisation hiérarchique et topographique de son royaume rappelle, lui, le Barter Town du numéro 3 (où le chef et ses possessions sont logés dans les hauteurs, à l’abri de la plèbe), où déjà le pilote de l’autogyre du numéro 2 réapparaissait sous une nouvelle identité mais avec le même rôle dans les évènements. Cela rappelle bien entendu le flou entretenu autour d’Hummungus dans ce même Mad Max 2, qui pouvait ou pouvait ne pas être Goose, l’ancien ami de Max mutilé dans le premier récit. Plutôt que récit, on devrait d’ailleurs parler de chants, tant la structure globale de l’histoire de Max, reproduite dans Fury Road en microcosme, reprend en effet les sagas médiévales et scandinaves telles que l’Edda : il est certes tentant d’évoquer ce parallèle au vu du système de foi des War Boys, jeunes hommes condamnés à moyen terme par la maladie, qui rêvent de hauts faits pour séjourner au Valhalla et renaître… Et on pourrait continuer longtemps ce jeu de piste qui n’oublie pas de créer ses propres signifiants, (ATTENTION SPOILER) comme cet homme qui apparaît dans les expressionnistes flashes-back traumatiques de Max, puis est montré au milieu de la foule en liesse à la fin du film (FIN DU SPOILER)…
Au sein de ce programme où le flux est plus signifiant que la lettre (voir l’agréable économie de dialogues du film), le personnage de Max lui-même pourrait décevoir du fait de sa position en retrait dans le récit. Or c’est précisément le point d’achoppement du projet. En effet, si l’antagoniste est clairement identifié comme tel (Joe), le protagoniste n’est pas le rôle-titre mais l’Imperator Furiosa, alter-ego de Max dont elle représente à la fois la part de d’humanité et sa possibilité de se rédimer, même si c’est via une croyance sujette à caution (autrement dit : un espoir). Opposant l’intensité et l’intelligence de Charlize Theron à la présence animale de Tom Hardy, les deux personnages sont d’ailleurs constamment posés en regard l’un de l’autre, Miller insistant notamment sur la marque au fer rouge faite sur leurs nuques, le sigle de Joe se retrouvant aussi sur son volant à elle et de façon stylisée sur le masque dont Max aura tant de mal à se débarrasser. Cette caractérisation double culmine bien entendu dans le combat aux poings des deux personnages, modèle de narration par l’image, le geste et le découpage, où chaque revirement impose sa marque sur la relation des belligérants. A ce propos, on ne dira jamais assez comme il est agréable d’avoir enfin un personnage féminin fort, positif, et qui ne tombe pas amoureuse du mâle en présence ! Qui n’est d’ailleurs pas le héros, puisqu’il reprend le statut de témoin (la notion est d’ailleurs cruciale dans ce film), presque même de juif errant, que Miller lui assigne depuis Mad Max 2. L’ensemble de la mise en scène, en jouant constamment sur le placement de Max dans l’action et donc sur son point de vue sur les évènements, s’emploie à montrer Max moins comme acteur de l’action que comme greffier ou narrateur (il est le seul qui dispose de monologue en off). Son action est d’ailleurs assez marginale, sauf lorsqu’il décide enfin d’aider Furiosa et la communauté matriarcale de l’autre côté du désert, personnages magnifiques de véritables vieilles dames crédibles, c’est-à-dire sans concession, sachant apprécier la vie pour ce qu’elle est et se battre pour celle des autres.
De toutes les trajectoires des personnages, c’est peut-être d’ailleurs celle de Nux qui confirme la grande maturité du propos de Miller : dans un monde où la seule transcendance est un dévoiement du religieux au service d’un potentat sanguinaire, mais où la beauté et le savoir sont vues comme des manifestations du divin, ce War Boy (parfait Nicolas Hoult) qui décide d’aider la cause de Furiosa et des fiancées ne passe pas outre sa foi en se retournant contre le système qui l’instrumentalise : il la sublime, dans une séquence climatique parmi les plus sauvagement belles qu’on a vues depuis longtemps.
Fury Road est un film-monde dont la pertinence procède de l’inédit. On pourrait jouer longtemps au jeu des référents mais, finalement, le propos de Miller n’est pas là. A 70 ans, il n’a pas le temps de chercher les félicitations ou de s’appesantir sur ce qu’il sait déjà, et qu’il nous dit en substance dans tous ses films, notamment son message écologiste. Il avance, et nous laisse le soin de le suivre en attrapant ce qu’on veut de la course – ou ce qu’on peut. En effet, c’est l’un des très très rares cinéastes à faire effectivement confiance à son spectateur en lui laissant le soin de scruter lui-même chaque plan, chaque information, chaque déflagration sensitive. Voir par exemple comme des données thématiques essentielles comme la ferme à lait humain, les cultures hydroponiques, ou les handicaps des proches de Joe, se voient montrés en coup de vent pour ne pas altérer le rythme. Car pour Miller qui considère le cinéma comme de la musique visuelle, c’est le rythme qui est la vertu cardinale (qu’on se souvienne de la photo dans l’étui à pistolet d’Hummungus).
A cet égard, Mad Max : Fury Road est l’une de ces dates qui font avancer d’un bond le cinéma dans son ensemble (le dernier à faire ça c’était Cuaron…), au moins sur ses bases esthétiques et opératoires. Logistiquement, le film est fou. Par son écriture (et notamment son montage), il est d’une puissance qu’il sera très dur d’égaler. Par son humanité sans mièvrerie, son économie de moyens narratif, c’est le blockbuster qu’on n’attendait plus pour nous réconcilier avec le film d’action. Et par film d’action, on parle ici simplement de film, l’objet même d’une histoire étant la transformation du réel par refus du monde donné. On pourrait louanger pendant longtemps le film de George Miller, se réjouir de la reconnaissance dont il pourrait jouir à l’occasion de ce spectacle sauvage et réfléchi, mais ce serait bien futile en regard d’une expérience qui SE DOIT D’ETRE VECUE ET PARTAGEE EN SALLE. C’est du cinéma pur et total (si ces mots ont un sens quelconque) au sens où le média, trop souvent ramené à de la radio filmée, a besoin de se trouver libéré des arbitraires culturels pour redevenir une expérience se suffisant à elle-même. Le cinéma, comme la musique, est avant tout une expérience sensorielle qui convoie du sens. Les grands savent faire de ces deux composantes des bombes de masse critique qui, en s’entrechoquant, provoquent cataclysmes dévastateurs et éveils dorés, vous emmènent plus haut et plus loin que vous-même en vous ayant touché au cœur puis à la tête par les yeux et les oreilles.
Monsieur Miller, merci. Tous les autres, il va falloir plancher pour rattraper le septuagénaire.