Mad Love in New York

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Dans les rues de New York, « get high » et vivre la gueule ouverte. Le cinéma qui rend visible.

Plan rapproché sur une aiguille dans laquelle Harley, toxicomane sans domicile, tente laborieusement de glisser un fil pour recoudre une veste. Au son d’une variation électronique de Debussy par le japonais Isao Tomita, elle reçoit un mégot de cigarette jeté par son grand amour vache Ilya, pour lequel elle a fait une tentative de suicide afin de lui prouver son attachement démesuré. Cette scène étourdissante du dernier film des frères new-yorkais Josh et Benny Safdie nous entraîne, comme saoul, dans le quotidien de cette jeune femme, dont le vrai nom est Arielle Holmes, et de ses compagnons de rue. Ayant rencontré par hasard à l’occasion de repérages cet être extrême, bravache, romantique et original, aux mille histoires en une, ils lui proposent de mettre sa vie sur papier dans le but de l’adapter au cinéma.

De ce réservoir personnel, les réalisateurs tirent un film qui emprunte à la fois au documentaire et à la fiction la plus libre. L’intelligence d’avoir confié une partie du socle de leur œuvre à Arielle, véritable addict à l’héroïne et vivant sans toit, mais aussi actrice de leur film (ce qui n’est pas le cas de son petit ami Ilya, joué par Caleb Landry Jones) offre à celle-ci la clé de sa générosité humaine et de sa juste retenue face à un ensemble de scènes très éprouvantes. On n’est pas loin du regard de Lionel Rogosin sur le cheminot alcoolique et errant Ray Salyer de On the Bowery (1956). En faisant essentiellement intervenir des personnes venues de la rue (par exemple l’attachant personnage de Mike, joué par Buddy Duress), on sent la communauté naturelle qui s’est construite autour des besoins du film, cette communauté précieuse d’un regard d’entraide réhabilité, qui ne donne pas la réalité en pâture.
 

 
L’utilisation de la longue focale accompagne cette proximité humaine vis-à-vis des personnages tandis que le refus des cinéastes de tourner caméra à l’épaule (pour éviter l’aspect « film de rue » …) permet un recul légitime et nécessaire pour les sujets du film. La fixité des plans crée un sas où s’abreuver pour ceux-ci. Le visage captivant et d’une magnifique expression d’Harley, sans cesse à l’écran, est suivi d’un regard accompagnant et soutenant. La tendresse du film en même temps que sa douleur terrible reposent sur ce fragile équilibre d’une temporalité brute, de l’instant, mais également distendue, érodée, pour s’épuiser enfin et se perdre confrontée à la vitesse cacophonique sans fin de New York et à la précarité toujours permanente des personnages, à leur recherche haletante et désespérée du prochain shoot de drogue. Des vies à brûle pourpoint.
Josh et Benny Safdie ont délaissé la légèreté très flâneuse de leurs précédents films (The Pleasure of Being Robbed, 2009et Lenny and the kids, 2010) pour donner plus d’ampleur à la qualité pressentie de leur regard, offrant un souffle « underground » assez perdu aujourd’hui, qui a pourtant une grande valeur. De cette matière humaine en marge du monde, à l’image des corps en lutte et entrelacés d’Harley et d’Ilya dans l’ouverture du film, de cette matière humaine au désespoir à découvert sur les trottoirs new-yorkais, ils sortent de l’isolement et de l’invisibilité « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » (1) pour dresser les contours cinématographiques d’un espace de partage et de sollicitude face à une grande misère, plutôt que de perdition. Où, dans un instant frêle et utopique, un téléphone portable déglingué lancé dans le ciel se transformerait en feu d’artifice.

(1) Georges Bataille cité par Maurice Blanchot dans La Communauté inavouable, Editions de Minuit, Paris, 1983.

Titre original : Heaven Knows What

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Durée : 97 mn


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