Love is Strange

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Ira Sachs emprunte à McCarey pour filmer les derniers moments de vie commune de deux hommes d´âge mûr. Maîtrisé et désenchanté.

Il est certains films qui, sans même formuler une réelle proposition de cinéma, emportent l’assentiment. Love is Strange est à ranger dans cette catégorie. Tout est discret et modeste dans le dernier film d’Ira Sachs. Et si cette dimension aurait pu passer pour un manque d’aspérités, c’est justement cette circonspection qui pousse le regard du spectateur à redoubler d’efforts pour en percevoir le sous-texte. Dans ce cinquième long métrage, Ira Sachs aborde de nombreux sujets : le fait de se sentir vieillir, les soubresauts de l’immobilier new yorkais, le travail, la famille, l’amitié ou encore l’homosexualité face à l’intégrisme religieux. Mais avant toutes choses, Love is Strange parle du sentiment amoureux. Sensation que le cinéaste préfère explorer via l’absence de l’être aimé que par les longs discours. Après trente-neuf ans de vie commune, Ben (John Lithgow) et George (Alfred Molina) se marient. Ben est un peintre anxieux se laissant à tout moment submerger par la mélancolie, tandis que George, professeur de musique, est là pour lui permettre d’échapper aux abîmes. C’est ce genre de traits de caractère que Love is Strange parvient à dépeindre avec méticulosité en l’espace d’une séquence. Dans la scène d’ouverture, les comportements respectifs de Ben et George en tant que couple sont traduits par le biais des gestes les plus anodins du quotidien – ici en se préparant pour leur propre mariage, ou là dans leur façon de héler un taxi dans Greenwich Village pour se rendre en catastrophe à la cérémonie. A partir de ces petits rien, Ira Sachs définit toute une relation, fait comprendre en quelques plans qui sont ces deux hommes, et qui ils sont l’un pour l’autre. Mais très peu de temps après leurs vœux, George perd son emploi de chef de chœur d’une chorale catholique. Le prêtre (John Cullum) considère George comme un ami, mais l’archidiocèse a réclamé son départ et il ne se sent pas en mesure de s’opposer à la sainte trinité. Avec leur perte de revenu, Ben et George n’ont d’autre choix que d’abandonner leur colocation et de s’échouer, chacun de son côté, sur les canapés de leurs proches. Une situation temporaire, cependant – du moins, est-ce ce qu’ils s’imaginent.

À plus d’un égard, Love is Strange rappelle le film Place aux Jeunes, réalisé en 1937 par Leo McCarey. Une œuvre qu’Orson Welles qualifiait notamment de film le plus triste jamais filmé. En allant plus loin, on pourrait même affirmer que le Ira Sachs en constitue son remake non officiel. Dans les deux films, ce même côté doux-amer, cette même urgence-envie, pour les personnages principaux d’âge canonique, d’être traité avec davantage de respect. Sans compter qu’à l’instar du scénario de Place aux jeunes, le couple se sépare aussi face à la brutalité du marché immobilier, ses membres se retrouvant à vivre séparés chez des proches ne se souciant pas ou presque de leurs hôtes. À ce titre, les deux films ont tous deux des faux airs de Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953), dans leur peinture du vieillissement et du sentiment d’inanité qui en découle. À l’espace vacant laissé par l’être absent, Ira Sachs substitue une symbolique du vide. Un gouffre qui se caractérise notamment par la distance physique entre les personnages en présence, recroquevillés de part et d’autre des plans. Alors que la première partie de Love is Strange dessinait le portrait d’un couple dans toute sa plénitude, la suite n’en est que la déstructuration minutieuse, façon d’en exposer les tenants et aboutissants. Tout dans la mise en scène concourt à cette fragmentation : du New York bohème pittoresque de Greenwich Village, lieu alternatif à la mesure du duo, l’on passe à un Manhattan froid et morcelé. À travers ce patchwork tout en chausses-trappes, ni Ben ni George ne réussissent à trouver une place vraiment définie, forcés qu’ils sont de se tapir dans un univers qui n’est pas le leur.

 

Préférant l’ellipse à la démonstration, Ira Sachs dépose les jalons de son scénario par petites touches. Une formule tout en nuances et retenue qui fait de Love is Strange une œuvre tantôt sensible, tantôt exigeante. La réussite de ce système tient sans aucun doute à son économie de moyen – tout, de la musique à la mise en scène confine ici à l’humilité -; mais aussi à une vraie maîtrise. Sans réelle surprise, Lithgow et Molina s’en sortent haut la main, épaulés par un New York personnifié façon Woody Allen. Beau film.

Titre original : Love is Strange

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Durée : 98 mn


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