L’homme qui marche

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Avec L’homme qui marche, son premier film, Aurélia Georges, ex élève de la Femis, brille par son tact et la grande finesse de son regard sur la perdition sociale d’un écrivain réfractaire à tout compromis. Un des films importants de ce début d’année.

Ce qui touche d’emblée, dans le premier long métrage d’Aurélia Georges, c’est son acteur, le surprenant et formidable César Sarachu (dont le chemin a croisé celui des étranges frères Quay le temps de deux films: Institut Benjamenta et L’accordeur de tremblements de terre).
Durant un peu plus de 82 minutes, la cineaste expose la silhouette filiforme et presque burlesque de l’acteur. Son jeu minimaliste est la source d’une approche esthétique sobre et précise d’un récit à l’issue tragique.

S’inspirant librement de l’histoire vraie d’un écrivain russe mort de faim dans les rues parisiennes en 1998, Aurélia Georges adopte une approche subtile, jamais froide et assez chaleureuse de la question du dénuement humain. Elle suit son personnage dans sa progressive perdition sociale sans le juger ni même chercher à faire culpabiliser le spectateur quant à son indifférence devant la misère et la déchéance de ses contemporains. Viktor est victime de son libre arbitre : il reste le seul à connaître les raisons profondes de son refus pour le moindre compromis (social, professionnel voire amoureux…). Il y a chez lui comme une indifférence, sinon une crainte de l’attachement et de la relation à l’autre qui, au fil du temps, le conduira à une marginalité, une pathétique déambulation solitaire.

Bien que s’étendant sur plus de 20 ans (la fiction débute en 1974, évoquant l’élection de Mitterand en 1981 puis la chute du mur de Berlin pour se conclure dans le Paris de 1996), le récit est traîté d’une manière plus hiératique que romanesque. Certes, les années s’écoulent (il y a de grands sauts dans le temps, de surprenantes ellipses d’une scène à une autre), mais très peu de marques temporelles sont manifestes : le vieillissement de Viktor et de ses quelques amis ne se perçoit que par de très fins détails tels que ses cheveux grisonnants ou quelques rides à peine perceptibles… L’immobilisme ne laisse rien transparaître d’évident sur le caractère réellement « dramatique » du quotidien de Viktor. Il perd tout (éditeur, amis…) sans donner jamais le sentiment d’être traversé par ces echecs.

Chaque période est marquée sur l’écran par l’intermédiaire d’une date (1974…81…89…96), mais le changement n’est pas une évidence… Tout paraît aussi familier qu’étranger du premier au dernier plan. Un air de déja vu s’accompagne sans cesse d’une impression de pure et simple découverte (des gens, des lieux…). Le décalage spatio-temporel s’allie à une raison esthétique : L’homme qui marche puise sa force dans l’importance donnée au son. Le hors-champ sonore remplit et vide inlassablement les plans, donne au visible une forme de « négatif » au sens photographique du terme : l’image s’accompagne d’une sorte d’arrière-monde, un spectre créant souvent une tonalité proche du fantastique. Le film n’effleure jamais l’onirisme mais parvient – par ce choix d’accorder à l’invisible, l’impalpable, une discrète mais forte place – à insuffler à chaque plan une légèreté mêlée d’angoisse, une tonalité aussi douce et poétique que sombre et réaliste.

L’homme qui marche… Titre apparemment descriptif, mais qui pourtant ne décrit pas toute la réalité du film : certes, Viktor marche beaucoup tout au long de ces années, mais il est aussi un écrivain et passe également énormément de temps immobile, isolé dans sa chambre, assis et finit même étendu sur la place publique. Ce titre peut aussi bien être pris au sens littéral (Viktor qui marche au fil des ans dans les rues de Paris) qu’au sens du concept d’« Homme mobile », de l’ évolution ou de la régression si l’on tient compte de l’obsession de Viktor pour l’animalité : Fils de chien, le titre de son unique ouvrage, son comportement au musée devant les sculptures de divinités egyptiennes…

Sociale, l’approche du monde de la cineaste l’est incontestablement au vu de la frontalité de ses derniers plans : Viktor, étendu et immobile sur le sol, les badauds à peine sensibles à son sort, la circulation indifférente des êtres et des véhicules, la vie parisienne qui continue sans se retourner sur ses « déchets » même lorsqu’ils ont apparence humaine.

Mais cette puissance sociale (et donc assurément politique) a pour pertinence de se déparer de tout discours désignant à pareille tragédie une cause précise. L’image parle d’elle même, dans sa largeur et sa nudité, toute la vérité du monde, du temps, du contemporain peut se contenir dans la force muette d’un, deux ou trois plans…

Belles promesses pour un prochain rendez-vous, beau cadeau pour le présent. L’a-t-on assez précisé : L’homme qui marche est un très beau film.

Titre original : L'Homme qui marche

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Durée : 82 mn


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